EXILÉ VOLONTAIRE





là-bas
qui n'existe pas
deux écrivains
nous ont appris
à refuser

 










Il a voulu partir. Pas n'importe quand, pas toujours. Comme il habite Genève, il a choisi Bellegarde. Il a voulu partir, quitter la Suisse le jour où elle commémorait les sept cents ans de sa naissance.

lundi

mardi

mercredi

jeudi

vendredi

samedi

dimanche
la lumière

matinale

m'aveugle

je

vais enfin

savoir

d'où je viens


Il a voulu quitter ce pays, le premier août 1991, parce qu'il désapprouve le nationalisme, parce que ce jour là l'auto-célébration était à son comble. Il fait une interprétation causale de sa croyance. Les états mentaux pour le sens commun causent le comportement. "Je fais p parce que je crois que q". De plus, ils sont évaluables: une croyance est vraie, par exemple, en vertu de l'existence d'un état de choses. Pas à Genève. (A Genève, rien n'est à son comble.) C'était symbolique. S'il était resté, il n'aurait probablement pas souffert. A Genève, le feu d'artifices qui se tient quelques jours après le premier août domine toutes les autres manifestations. C'est un grand succès public. Au financement privé. Genève, d'ailleurs, n'appartient pas à une nation: quelque chose comme la caricature du capitalisme international, l'appendice du colon ascendant.

l'armée aux frontières

va refouler

l'étrange

qu'elle a forgé


C'était ça, un début de crise d'appendicite.
Il serait allé avec C. et H. dans un immeuble occupé illégalement pour assister à des concerts - à côté d'un parc où les oiseaux du matin couvraient le bruit de la ville, des ailes et du bec, quand ils seraient rentrés - à une performance; on devait y brûler des téléviseurs pendant l'allocution du président de la Confédération.

Genève: en all. Genf, en ital. Ginevra. Ville de Suisse, ch.-l. du cant. de Genève, à l'extrémité S.-O. du lac Léman*. 169500 hab. (Genevois). Aggl. 307500 hab. Université. La ville est bâtie sur un site de collines réparties de part et d'autre du Rhône, à l'endroit où il reçoit l'Arve (r.g.): sur la rive gauche s'étend la vieille ville (quartier de la Cité) avec ses hautes maisons anciennes (maisons de Calvin*, de J.J. Rousseau*, Saussure*) et ses rues étroites (...) Sur la rive droite s'étend la ville neuve: place et gare de Cornavin, quai du Mont-Blanc. La cité est entourée de nombreux parcs: jardin botanique, parc Barton, parc Mon-Repos, sur la rive droite, jardin anglais, parc des Eaux-Vives, parc de la Grange sur la rive gauche. Dans le port, à l'extrémité de la jetée des Eaux-Vives, se dresse le célèbre jet d'eau […].

Il est allé à Bellegarde. Il a quitté la Suisse le jour de son anniversaire. Cela lui paraît moins grave que de quitter la France le 14 juillet 1989. Il aurait bien voulu être français pour quitter la France le 14 juillet 1989. Ou italien, mais il ne sait pas quel est le jour de la fête nationale, là-bas.
Il s'est dit, pourtant tout est si calme, l'air de rien. C'était le matin du premier août, il prenait l'autobus pour se rendre à la gare.

Ironie du sort, d'un sort trop stupide pour reconnaître ceux qui d'un regard sont dévoilés, nus, transparents. Ironie du sort, donc, la chaîne de mon vélomoteur a déraillé comme je partais, exilé, volontaire, de cette Suisse, ridicule et dangereuse, qui fête ses sept cents ans ce premier août.

Une histoire à dormir debout


T


O


P


I


E


Un beau soleil franc, juste quelques drapeaux sur les autobus. Il s'est dit - qu'il était ridicule, qu'il avait opposé un acte démesuré à un symbole, qu'il ne valait peut-être pas la peine de prendre position ainsi, ou plutôt que la radicalité symbolique de son acte devait s'expliquer au-delà de toute position subjective, par la critique d'institutions obsolètes à l'esprit et de pratiques réductrices (arroser des géraniums en Suisse allémanique) - c'était l'inverse, pas de hache dans les plis du drapeau, mais le portrait du bûcheron - comme il mettait une pièce de un franc dans l'appareil distributeur, puis par ordre décroissant de taille une de vingt centimes puis de dix et de cinquante, recueillant le papier presque carré sentant l'encre fraîche qui lui permettrait de ne pas se faire arrêter lors d'un contrôle hypothétique et de pouvoir, une fois assis dans le train, être à peu près sûr d'arriver à Bellegarde.
S'il devait dire, il ne voyait pas d'acte non symbolique ni de symbole qui ne soit pas actif.
Pour l'instrumentaliste, il n'y a pas de pensée, de croyance ou de désir, on peut cependant utiliser le langage du sens commun pour prédire des comportements; mais l'instrumentaliste n'accepte pas l'engagement ontologique de son usage du sens commun. Les attitudes propositionnelles (croyance, désir,etc.) existent si et seulement s'il y a un interprète en mesure de les attribuer. (Le thème de la célébration est l'utopie.)

Bellegarde.

Ce qui frappe d'emblée à Bellegarde, c'est le pont autoroutier au-dessus de la ville...

Bellegarde-sur-Valserine: Ch.-l. de cant. de l'Ain* (arr. de Nantua*) au confluent du Rhône et de la Valserine*. 9690 hab. (Bellegardiens). Indus. textiles; indus. chimiques; électrométallurgie; cartonnage; bonneterie. - la mise en eau du barrage de Génissiat* a submergé en amont du Rhône les gorges du fleuve et le célèbre site de la «perte» du Rhône, proche de la ville.

            soleil

parfois posé sur la tranche il attend                                   l'équilibre
toute la tête tournée                                                                               hors de lui
offert au vent comme en pâture
                                                                                                                            sous
ce soleil noir qui souffle ses bulles                                     sur                                                                                    l'horizon
le temps
passe
lentement
du silence sur

                                        la plaine
on n'entend qu'un bruit dense profond répétitif
répétitif
alors comme si (if) la peripétie romane
ce qu'on sait ce qu'on fait
est-ce que
la boucle qu'il tenait dans la main se
défait
l'immobile barrière                                                                                                 tarde
l'autre soleil ondoie
du coup nous                                           y                                                             voilà
d'un coup de pied rageur sur une vanne le village inondé (allagato)
on se prend à espérer, à respirer dit-il
comme si je s'était levé d'ailleurs que sur la page
autrement que dans le corps du monde               que                    ce                          soleil
ne l'avait voulu
                                                                                                             donc
                                                                                                                                                           aucun
                                                                                                                                                                      dieu




rien




d'autre
que
l'
â
m
e


du

vent
en

c
a
s
c
a
d
e


s                                    o                                    l                                    e                                    i                                    l


A la limite du Jura, le regard est propice pour les pluies. L'après-midi déjà les nuages s'installeront sur le dos rond des sommets.

Ce qui frappe d'emblée à Bellegarde, c'est le pont autoroutier au-dessus de la ville et du four de P. C'est aussi dans le quartier neuf, les bords du Rhône, le sentier au plus près de l'eau, sans artifice, comme s'il fallait témoigner du fait que la conquête de la nature n'est jamais garantie, comme si, de façon moins dramatique, on sentait - chose impossible à Genève - l'installation de la ville, ou encore comme si on entrevoyait ce qu'avait été ces rives avant l'homme.
Au pont, il faudra y revenir...

Il a trouvé un petit hôtel, café restaurant, un lieu pour poser quelques affaires (il avait avec lui un livre de F. et le discours prononcé par D. peu avant sa mort). De sa chambre il gardera peu de souvenirs. Peut-être le lavabo d'émail, jauni le long du fil d'eau ininterrompu ou la fenêtre de laquelle il avait guetté l'arrivée de l'homme qui le suivrait; derrière des volets de bois vermoulu et écaillés, à travers des rideaux de tulle malodorants.

"(...) et, à la stupéfaction du monde, nous avons même fini par accorder le droit de vote aux femmes, et nous sommes assurés à titre privé contre la mort, la maladie, les accidents, les cambriolages et les incendies: heureux celui dont la maison brûle."

Au pont, il faudra y revenir, n'étant pas possible d'en prendre la mesure d'un coup (plus grand que l'oeil)...

Démesuré, le tablier tenu à plat, à bout de bras sur Bellegarde, sur le Rhône, sur tout ce qui s'est fait fabriqué depuis.

Mais je n'en ai toujours rien dit, pas l'essentiel...

Ces mains de béton, coulées sous le ciel, il faut les concevoir posées sur des avant-bras carrés sveltes, piliers doubles, solidement ancrés sur le sol, d'énormes bougies fichées dans le gâteau moussu. C'est de là-haut qu'on regarde la ville. L'oeil des allumettes sent le souffre. Les camions défilent sans bruit: NO2, CO2. La brume, les nuages accrochés aux parois du Jura et les fumées grises de l'usine. De la poussière liquide.
Résumons : les véhicules massifs nous observent du pont. Nous, en bas, écrasés, les savons passer comme des abstractions. C'est cela, des concepts. Le concept de 'société industrielle', de 'ville provinciale française', le concept de 'gris'. Tout ce qui se joue dans la rue, le mouvement borné des véhicules, le flux déterminé de leur va-et-vient à heures fixes, le bruit des camions qui encombre les ruelles, reproduit ce à quoi, grâce au pont, ils avaient cru pouvoir échapper.Et le Rhône, lent, et les camions, coulent vers le sud où le soleil s'est concentré. Si certaines représentations sont associées pour former des croyances, la vérité ou la fausseté de ces croyances se joue dans le succès ou l'échec des coordinations de symboles (représentations) à la réalité, alors que l'efficience de ces représentations n'est fonction que de l'adhésion (croyance) du sujet ou groupe de sujets à celles-ci. La rationalité consistant à faire coïncider notre adhésion avec les représentations adéquates du monde extérieur.

"Le jeune homme lit ce qu'il vient de trouver:

«
Ce qu'aujourd'hui comme hier on appelle un vrai Suisse: - Il y a tout simplement des choses qu'un vrai Suisse ne fait pas. Avec ça il peut être blond ou brun de poil, avoir la tête pointue ou la tête ronde, ce ne sont pas là ses caractéristiques. Extérieurement, les vrais Suisses peuvent être très dissemblables. Le vrai Suisse n'est pas forcément gymnaste, roi du tir ou lutteur, etc., mais il doit avoir un certain air de santé, de masculinité. Il peut être aussi bien un aubergiste obèse, ce qu'il a de sain c'est sa façon de penser. Le plus souvent, il a l'aspect d'un homme posé, de préférence préposé, l'air d'un homme supérieur, capable, s'il le faut, de demander fermement à son apprenti d'être aussi un vrai Suisse. Ce que c'est, inutile de l'expliquer à un vrai Suisse. Lui-même se reconnaît comme tel. Un être chétif voué au service complémentaire peut très bien être un vrai Suisse. Ca n'a rien à voir avec le grade. Ce n'est pas ça. Le vrai Suisse est aussi un vrai Suisse en civil, par exemple au bistrot, à la table des habitués. Ca n'a rien à voir non plus avec le revenu. Le vrai Suisse peut être banquier; mais pas forcément; un concierge et un instituteur aussi peuvent être des vrais Suisses. Celui qui ne saurait pas ce qu'est un vrai Suisse l'apprend au plus tard au service militaire. Les vrais Suisses sont majoritaires...Bien qu'il existe aussi des vraies Suissesses, c'est entre hommes que le vrai Suisse est le plus à l'aise. C'est pourquoi l'armée lui plaît, mais ce n'est pas la seule raison. On ne peut pas dire qu'à tout vrai Suisse l'uniforme aille bien; d'une façon générale, c'est aux officiers qu'il va le mieux.»

Le jeune homme rit."

Peut-être est-il trop préoccupé par son identité nationale, comme D. d'ailleurs. Il pense que c'est là une caractéristique des habitants des petits pays, ou des minorités persécutées. Ils gardent, selon lui, la marque, profonde, du passé (F. en est conscient, c'est un dialogue de générations), de ce monde paysan sans cesse au bord de l'abîme, n'osant plus bouger ni respirer de crainte de provoquer un éboulement irréparable, comme un navire prêt à sombrer, des séductions qui furent les leurs, la patrie, l'armée :

- Jonas, qu'est-ce qui te porte sur les nerfs?
- Le patriotisme.
- Le patriotisme de qui?
- Le tien aussi, grand-père.

C'est peut-être la première génération qui s'est confrontée à ce problème, qui a abordé ses contradictions, l'atavisme protestant et le communisme internationaliste. Mais, sur ce plan là, il ne parle pas de l'écriture, il pense que F. n'est pas allé très loin, qu'il n'a pas pu se débarrasser d'un certain moralisme inhibé, qu'il ne nous a pas montré l'homme à venir, sa liberté, ou alors seulement comme fracture - la crevasse qui parfois s'ouvrirait, de façon inexplicable, désuète, dans la vie d'un individu (singulier). Jamais dupe:

"Le vieux lit debout , avec l'attention d'un élève qui déchiffre un texte difficile à comprendre:

Je n'osais pas penser ce qui est pensable. Soumission par abrutissement, mais soumission aussi par croyance en une Confédération. Si la guerre devait éclater, je ne voulait pas, moi canonnier, y rester sans croire à quelque chose. Je ne voulais pas savoir, mais croire. C'était ça, je crois.

D'un geste léger il jette le livre au feu.

- C'est vrai qu'on est assez lâche, Jonas...

Le vieux éteint la lumière."

Il croit qu'il faut commencer ici.

Si certaines représentations sont associées pour former des croyances, la vérité ou la fausseté de ces croyances se joue dans le succès ou l'échec des coordinations de symboles (représentations) à la réalité, alors que l'efficience de ces représentations n'est fonction que de l'adhésion (croyance) du sujet ou groupe de sujets à celles-ci. La rationalité consistant à faire coïncider notre adhésion avec les représentations adéquates du monde extérieur.

Parfois la simplicité, lorsqu'elle prend la forme de la critique sociale ou politique, devient caricature. Il préfère M., lorsqu'il parle de l'Autriche (rien de semblable en France) :

"Il n'aurait pu dire si ce qui l'émouvait le plus était la souffrance de découvrir sa patrie écartée de la place d'honneur qui lui revenait dans la 'grande famille des peuples', ou la jalousie à l'égard de la Prusse qui en avait été la cause en 1866 (par quelle perfidie!), ou si, plus simplement, l'emplissait la fierté qu'inspire la noblesse d'un vieil Etat, et le désir de le citer en exemple; selon lui, les peuples européenes roulaient tous dans le gouffre de la démocratie matérialiste, et ce qu'il envisageait, c'était un symbole sublime qui devait être pour eux à la fois un avertissement et un appel à rentrer en eux-mêmes. Il voyait clairement qu'il devait se passer quelque chose qui mettrait l'Autriche à la tête des autres nations, afin que cette 'brillante manifestation de la vitalité autrichienne' fût pour le monde entier comme une 'borne', un jalon qui lui servît à retrouver sa vraie nature, et il comprenait aussi que tout cela était lié à la possession d'un Empereur de la Paix de quatre-vingt-huit ans. En fait, c'était encore tout ce que savait le comte Leinsdorf, et c'était fort vague. Mais on ne pouvait douter qu'une grande pensée ne se fût emparée de lui."

ou B., sur le même sujet :

"Mais ici, dans ce pays, pensai-je dans le fauteuil à oreilles, le comédien du Burg est effectivement ce qu'il y a de plus grand, et le fait de connaître un comédien du Burg, ne fût-ce que de vue comme on dit, ou d'avoir un tel comédien chez soi ou à souper, est ressenti par l'Autrichien, et en particulier par le Viennois, comme un événement d'une importance sans pareille, en quoi l'Autrichien et particulièrement le Viennois, comme je le pensais dans le fauteuil à oreilles, se rend toujours atrocement ridicule à mes yeux - qu'il dise connaître un comédien du Burg ou qu'il dise avoir eu un comédien du Burg à l'un de ses soupers. Les comédiens du Burg sont d'épouvantables petits-bourgeois qui n'ont aucune idée de l'art du théâtre et qui ont depuis longtemps fait du Burgtheater le macabre séjour de leur dilettantisme dramatique."

Lorsqu'il quitta sa chambre d'hôtel, laissant les livres ouverts sur le couvre-lit rouge, c'était pour explorer la ville, en commençant par longer le pont autoroutier sous le tablier de la A 40. Il ne comptait pas passer plus de deux jours - le premier et le deux août - à Bellegarde.
L'employé, dans la loge de l'usine P., lui montra le cahier de présence des employés les jours de grève - la dernière grande grève remontant à la fin des années soixante dix. L'homme semblait avoir honte (peur?) de lui présenter ces témoignages, l'époque et le lieu ne se prêtant peut-être pas à l'évocation de comportements sociaux critiques et collectifs, ou son apparente indifférence le désignait-elle comme traître aux yeux de son visiteur?

Exilé volontaire. Cela s'explique, a priori, par le livre d'Alain Bombard, "naufragé volontaire", que j'ai lu il y a de cela quinze ans, où l'expérience délibérée va porter, sans contenu prédéterminé, sa trace sur le corps du naufragé, lisible encore des années après.
Rien de dangereux ici? Rentrer en écriture, par devers-soi. "Courir à sa perte", s'inoculer (le Mithridate de Ponge) du poison, se choisir a posteriori un futur, dans la tension présente d'une non-maîtrise (exilé) affirmée (volontaire).


En rentrant, sous la pluie fine qui s'est enfin décidée à libérer la ville du poids barométrique, il se dit que ce qu'il a pu faire de mieux jusqu'ici a été vain, que les choses dont il est certain sont rares (deux et deux font quatre et la terre est ronde) et que tout compte fait, la social-démocratie, le réformisme abject, la raison d'Etat - à peine moins barbare que la raison du plus fort - allait peut-être réaliser la transformation que le marxisme paraissait avoir raté. Comme il met le pied ostensiblement dans une flaque, vieille elle aussi, il se souvient (à la vérité, il lui survient) de cette phrase d'un ami: "on ne peut plus se cacher que les moyens de la révolution ne sont pas révolutionnaires", révélant ainsi, encore une fois, la procédure utilitariste d'un certain marxisme, là où les paris (partis?) sont coûteux et toujours perdus, et, la force perpétuelle de l'humanisme, d'un humanisme qui n'explique rien, mais empêche, limite beaucoup l'arbitraire, le pouvoir. Seul l'humanisme individuel, pense-t-il alors, garantit la sauvegarde du sujet et, ce faisant, ouvre à la solidarité intersubjective, laquelle, au-delà des intérêts partisans (bien ou mal entendus), nous permettra de nous appeler "humanité" et d'être dignes de ce nom. Il en est la condition nécessaire mais non suffisante.
(On ne peut - et on doit - comme dans Zola, couper les organes génitaux de son patron ("cette virilité morte") que dans un état d'exploitation avancé - qui n'a pas véritablement disparu, à savoir profondément, changé - mais on peut vouloir - le doit-on? - d'une société dans laquelle cette violence - pas seulement celle des mineurs de Zola ou d'Afrique du Sud, qui n'est que réactive - soit exclue; le problème étant alors les moyens à employer pour parvenir à cette fin; il est tenté de penser qu'il faut déjà, lorsque le contexte est favorable, lorsque les pressions et les déterminismes s'exercent de façon moins pesante, réaliser, dans la mesure de ce possible, sur lequel on a aussi une action - on peut s'ouvrir des possibilités - une certaine utopie.)
Faire passer dans le corps de la société une idée - ce qui souvent lui donne le sentiment de diriger sa vie comme un film ou une oeuvre d'art.

Lorsqu'on entend, en 1991, qu'un Etat moderne va fêter son 700ème anniversaire, on peut logiquement s'étonner du rapport ainsi établi entre une alliance féodale de trois cantons et un pays capitaliste du 20ème siècle. Au-delà du ridicule d'une telle comparaison, il faut comprendre qu'il existe une volonté, et c'est là l'enjeu de cette commémoration, de fonder à nouveau l'identité et la spécificité de la Suisse à un moment où elle traverse une crise politique et sociale sans précédent (affaire Kopp, scandale des fiches, révélations concernant la P 26/7, le succès des initiatives contre l'armée ou le nucléaire), où l'Europe politique et économique est en pleine mutation. C'est-à-dire de forger un ensemble de mythes (Sonderfall, consensus, terre d'accueil) capables de légitimer les pratiques conservatrices (isolement, immobilisme, refus de l'étranger) d'un Etat isolé au sein d'une Europe dont il feint de continuer à se penser comme le modèle. Ainsi, nous serions les héritiers de ces paysans belliqueux du Moyen-Age, d'une société qui présentait l'avantage d'être fortement hiérarchisée, Dieu et les hommes (nobles et mâles) régnant sans partage...

Le pastis tourne trouble puis clair.

Il tousse ses yeux vers le sol.

Lorsqu'il recommence à parler, il apprend qu'il est le père de la patronne du café. Originaire et habitant de Romans dans la Drôme, il lui raconte sa seconde guerre mondiale, comme il se trouvait à une longueur de ruisseau (il montre la largeur de deux tables) des Allemands, sans munition. Prisonnier, il est assigné à résidence chez des paysans, où il travaille. Un jour, la guerre se termine. Il l'a vue finir sur un pommier, lorsqu'un Messerschmitt s'y est écrasé, à quelques mètres du jeune homme. Le long retour en France libre.

Posant ses yeux troubles dans les miens pour me dire qu'il y retrouva sa femme, morte.

Que les écrivains cessent de nous faire croire que leurs personnages sont autonomes ou que "tout est inventé". Qu'ils imposent une éthique de l'écriture!
"Mme Bovary, c'est moi" écrivait pourtant le maître de tous ces cyniques, pédants et pisse-froid. Conservateur et pauvre type, il possédait l'avantage sur tous ses disciples du style (et c'est tout ce qui l'intéressait).
Qu'un imbécile comme H. de M. se trompe une fois, si grossièrement :
"Flaubert n'est pas un grand écrivain, mais il est à coup sûr un maître. Il n'est d'ailleurs pas un mauvais maître, à condition de sortir de lui. (...) Flaubert ou plutôt Mme Bovary, car j'aime mieux ne pas dire ce que je pense de ses autres oeuvres, La Tentation et Un Coeur simple exceptés, ce qui d'ailleurs n'est pas propre à Flaubert : tout écrivain écrit un livre bon pour dix mauvais (ou un peu moins que dix)."
nous assure qu'il se trompera toujours :
"...cliché si éculé, si fastidieux, qu'au journaliste, à l'étudiant, à la belle madame qui vous demande: 'Etes-vous tel de vos personnages?' on devrait infliger un zéro à l'examen, ou le renvoi de son emploi, ou la fessée salutaire, et en cas de récidive deux ans de prison sans sursis."

Autoritaire, misogyne et myope!

L'alternative n'est plus entre la tautologie ("Racine est Racine") et le refoulement ("Mme Bovary n'a rien de vrai. C'est une histoire totalement inventée; je n'y ai mis ni de mes sentiments ni de mon existence").
Il pense qu'il faut sortir des fausses alternatives que sans cesse la vie quotidienne nous re-propose.

Le besoin inéluctable de penser, sans arrière-pensée, à ce que nous pourrions, devrions et aimerions être, de se heurter aux résistances habituelles - puisque la question métaphysique ne se pose pas - et de se sentir heureux d'enfoncer avec toutes sortes de souliers des portes entrouvertes.
Un devoir qu'on pourrait vouloir s'expliquer de tant de façons, qu'il en faudrait plus que cela pour nous convaincre de n'avoir été, en la circonstance, qu'un cyclope grec la tête pleine de "personne", à l'image des derniers métaphysiciens, victime d'une série (Variations Goldberg, conjecture de Goldbach) d'illusions (l'or comme mirage) contemporaines (1742) ou le pire des cyniques n'imaginant cette fois-ci plus rien d'autre que ce qui lui arrive, se contentant de le noter dans de lourds carnets qu'il traîne toujours avec lui et pose sur ses genoux quand il ferait trop froid ou trop sombre à l'intérieur de soi.

De l'alternative qui consiste systématiquement à opposer la forme et le contenu d'un texte ou de celle qui nous ferait croire à un art par défaut, compensation magistrale d'un échec biographique; optez pour la vie ou créez! Comme si tout se faisait à l'écart de l'écrivain, comme si le succès de l'écriture de C. et de la vie de S. devaient causer l'échec de la vie de C. et de l'écriture de S.

nos rêves

ne sont pas

ce qu'ils devraient

ne plus être


Le cantonnier lui adresse le premier la parole, "le lynx" lui demande ce qu'il boira. Comme il a déjà entamé un verre de vin rouge, comme ce n'est pas le premier de la soirée, comme il a encore soif d'avoir cherché dans toute la ville un café ouvert, comme il a trouvé ce lieu commun, qui est aussi le dernier refuge de l'égoïsme, il accepte volontiers un autre verre de vin rouge. Des visages qu'il a vu ce soir là, il peut jurer qu'il avaient tous deux yeux, un nez et une bouche où ils faisaient couler plus souvent qu'à leur tour qui du pastis, qui du vin ou encore de la bière. Plus, il ne peut pas dire. Il est assis au bar, écoute les conversations et la musique vaguement avariée. Ce n'est que lorsque l'homme commandera sa seconde bière, avec pas mal de difficulté qu'il lui demandra d'où il venait - il était désormais ostensible qu'il n'était pas d'ici.
Un Anglais, de passage, qui vend et répare des voitures pour les Vingt-Quatre Heures du Mans.
Il sut qu'il lui serait compliqué de se faire comprendre au moment où la politesse fit retourner la question à son interlocuteur.
Il pensa qu'il était conservateur, quand il paya sa dernière bière et sortit.
Un peu plus tard, Manuel, grutier, portugais, tombé de sa grue deux fois cette année. Manuel lui assure qu'on ne pense à rien en tombant de vingt mètres. Manuel n'est pas fâché contre les patrons qui le font monter sur les grues lorsque le vent souffle la flèche et qu'il actionne le palan. Manuel aime à rappeler ses exploits.
On pourrait croire qu'il n'y avait là pas plus que le "Polonais", Manuel, le cantonnier, le jeune barman et le marchand; c'est en effet à peu près tout ce que le comptoir, en enfilade, et les quelques tables autorisaient pour qu'on s'y sentit à l'aise. Et il avait envie de se sentir à l'aise, n'était-ce pas aujourd'hui qu'on fêtait la nation, sa nation? Ce n'est qu'une heure après qu'il encombra le lavabo de sa chambre de vomi.
Entre-temps, celui qu'il appelle le Polonais, à défaut d'en savoir plus sur l'origine de son accent, l'avait suivi dans la rue; il s'était alors échappé en courant, leurs moeurs étant probablement différentes et leur tolérance non réciproque, s'enfermant dans sa chambre d'hôtel, toutes lumières éteintes.

Tout tournait.

Le lendemain, il part pour Genève.

Deux adolescents sur la passerelle de la gare regardent les voitures et pensent :


la trottinette


qu'on voudrait


voir


passer


la vie comme le goudron


qui défile


nul galon


et


l'herbe


                           rouge d'amour et de chansons