L'HOMME PLASTIQUE (extrait)


L'homme, ce cinquième élément



1. Avant-propos (suite)
De cet être qui respire et lit sous l'eau, erre dans les ciels à la recherche d'une histoire digne, couche à même la terre, le sexe dehors, attendant que tu t'y plantes et vénère le feu, comme un idiot du bout du bâton, je voudrais dire qu'il est l'homme plastique.
Non pas l'homme nouveau de demain, surhomme, surlendemain, ni même homme sûr, plutôt vacillant d'aucune époque, comme le rêve n'est de nulle part, comme la communauté humaine n'est d'aucun temps. Rien à voir non plus avec la flexibilité, nouvelle déclinaison toxique du capitalisme.

Le plastique dont je parle est neuronal, une souplesse d'esprit vertigineuse, en ce que "faire un noeud avec ton corps" a bien un sens, et qu'il est plus facile, comme on l'entend souvent, de le dire que de le faire.

Alors avec un peu d'entraînement…

Exercice 1
Se plier à la métaphore inédite.
"Se pose le problème de la naissance sous forme d'une jolie équation en do" (Breton-Soupault).
Une deux, une deux.

Exercice 2
Attraper des doigts la dernière extrémité du mot.
"té", "ner", "rat", "ence", "ique", "ot".
Trois, trois, trois.

Dernier exercice préparatoire
Dernier exercice préparatoire avant de sombrer.
Assouplissement, assouplissement, assouplissement et merde à la gymnastique.

Que l'homme me dégoûte est chose certaine, et je mourrais étouffé si le monde lui était subsumé, si le monde n'était que nos paroles, que nos mots, si rapides à en faire le tour.

Que l'homme puisse être autre chose que ce qu'il est est chose certaine, mais je mourrais (étouffé?) avant de l'avoir vu pacifié. Seule sa culture est parfois guerrière. D'une nature plutôt élastique. Historiquement de Socrate à Hitler.

Que chaque homme me soit essentiel est chose certaine, je ne ferais pas de mal à une mouche.
J'étouffe.

Le chat et le chien (pas de gymnastique)
De leur intelligence.
Seul le chien est capable d'apprendre, se répéter, alors de créer.
Le chat est un ludion de poils dans nos vies traversées de soleil.


2. Vitre 1 (un dernier regard à l'homme rigide)

Profitant du rayon qui nous survient, il est encore temps de voir loin
de s'enfuir
de t'aimer


Au-delà de notre égoïsme, il n'y a pas d'homme. L'homme plastique est d'au-delà.
Plie mais ne rompt pas.
Carrelet mais ne rompt pas.
…dont les yeux sont placés à droite (sur sa face supérieure) mais ne rompt pas.
Face supérieure mais rond.

La vitre à travers laquelle l'air entrera, puis les miroirs, nous enfermeront plus à l'intérieur de nous-mêmes.

Profitant de la vitre, du verre feuilleté, pour regarder une dernière fois le désastre accumulé par l'homme rigide.
Ça s'ouvre sur des grands champs de blé. Puis nous traversons une forêt. Enfin, arrivé sur l'autoroute, nous creusons un trou. Passé dix centimètres, la terre recommence sa chanson. Nous creusons encore trois mètres. Un camion et mille voitures nous sont déjà passés sur le corps. Nous rencontrons beaucoup de vers de terre et une musaraigne.
Cela ne nous conduit nulle part. Nous n'avons plus la force de creuser. (Ni de reboucher.)
Ou alors, ça commence par la raison d'Etat, les prérogatives, les privilèges, les "on ne pouvait pas faire autrement", l'imposition du marché, la concurrence, ça commence aussi, domestique, par de petits accommodements avec soi-même, le refus du dialogue, un certain autoritarisme, des mensonges, et ça finit par donner le contraire de ce que l'on souhaitait, "honnêtement" — une guerre ou la séparation.
Outre, c'est un trait, une griffure sur la glace. Puis, on ne sait comment, l'eau noire appelle le pied et le pied effectivement s'enfonce à travers le sol. La griffure devient fente, béance, l'eau clapote, escalade la glace, des plaques gelées se forment et s'écartent pour laisser passer le corps lourd (masse 80 kilos).
On ne meurt plus bêtement (en voiture peut-être).


3. Portrait
L'homme plastique se douche nu.
Passé un certain âge, l'homme plastique a généralement des poils au cul.
L'homme plastique n'est pas en plastique.
Une femme peut aussi être un homme plastique.
Il arrive que l'homme plastique joue avec un canard en plastique dans son bain.
La femme plastique est un homme plastique.
L'homme plastique s'abrège HP.

Je me vois, en tant qu'HP, comme n'importe qui devant sa glace, désemparé, certainement, beau, mais sans importance, sans ambition sociale en tout cas, ni sans mépris hauteur suffisante. Je sors de la douche donc. Nu comme il convient en la circonstance. Sans cérémonie. Mouillé. Et je me renouvelle au-delà de toute interrogation sur moi-même. Je prends le canard en plastique et je lui tiens la tête sous l'eau. Je commence à compter, lentement. Mes yeux se posent sur mes yeux, s'y appuient et se font mal jusqu'à se fermer — sans qu'on en soit sûr (la lumière dans le réfrigérateur). Sortir de la salle de bain. Aller quelque part en ferait une fiction narrative. L'homme plastique en a fini avec ce charme-là. Rien n'a véritablement changé pourtant.

J'écoute le bruit de l'eau qui s'égoutte. J'emporte le souvenir de tant de bruits et d'autant de rumeurs. Naître fatigué. L'homme plastique joue avec les sons. Ne remplace-t-il pas la plupart de nos syllabes acratopèges par des considérations linguistiques soutenues? HP n'est pourtant pas surréaliste. Il ne faudrait pas croire qu'il suffit de dire n'importe quoi (automatique). Le pistolet et la mitraillette du même nom (automatique) ne constituent certes pas un progrès pour l'homme. C'est simplement que tous ces bruits se confondent encore. On ne saisit pas bien la nouvelle voix. On fait si souvent de tout rapporter à ce que l'on connaît déjà (automatique). Mais on ignore les limites, sans lesquelles ira l'homme plastique. Contre toute attente, le canard reste au fond de la baignoire. Rimes riches en pauvreté, me voilà sourd à toute autre proposition.
(automatique)

Je touche ma main. Non pas dans l'espoir que quelque circularité m'emmène ailleurs. Quelle nouvelle sensation l'homme plastique est-il à même d'avancer? Le goût du tire-bouchon (nous y reviendrons) ou le toucher de l'atome. Nous y voilà. La princesse à l'atome, un conte plastique, indéniablement nouveau. Mais le nouveau dégoûte, ce n'est pas nouveau, alors cherchons encore. Dans l'enfance, ce puits à vertiges, il y avait un personnage de BD (Tif ou Tondu?) qui pouvait allonger son bras pour se saisir des objets les plus improbables. Un HP de BD littéral. Toucher les astres, les étoiles, le soleil et la lune. Puis cette question de manuel "où est-ce que je touche, près de moi ou à l'endroit où se pose ma main?" Allons, allons, hypersensibilité ou toucher à distance, nous en avons déjà trop dit (et pas assez fait), c'est un fait, que cela soit dit.

Je sens l'odeur du savon et aussi l'odeur de la ville avant l'odeur du savon et l'odeur du savon d'avant l'odeur de la ville que je viens d'enlever avec le savon, je sens également l'odeur d'échappement qu'un savon, recouvert par la poussière de la ville que le savon vient de nettoyer, avait partiellement effacé. Je continue? Je me bouche le nez. Je touche un bouton sur mon nez, gros comme un atome de sel. J'y reviens. La bouteille avait alors une odeur de tire-bouchon. Le vendeur ne voulut rien savoir. Ce n'était pas un HP. L'homme plastique sera capable de sentir l'odeur de l'odeur, pourra distinguer une odeur en fuite, l'odeur de l'odeur de la peur, de la précipitation, l'odeur de l'odeur du désir et de la concupiscence. Mais l'homme plastique a la plupart du temps le nez bouché à cause de l'insistance de nos voitures. Je lève alors un bras, dans la salle de bain, et renifle mon aisselle, cela sent le charbon et le jasmin que l'on jette à la pelle.

J'ai mordu ma langue, pour le goût du sang (je fus cependant surpris par la quantité). C'est sur ce goût âpre de métal et sur l'air glacé inspiré par la bouche que l'homme plastique construisit une structure qui allait plus loin que les prétendues quatre saveurs. Suit une liste non exhaustive de goûts plus que possibles. "Ce vin a le goût de l'encaveur, malpropre, déjà à moitié ivre, seul dans l'obscurité, une tête de tonneau, deux yeux vinasse et une bouche plutôt hébétée". Le goût de l'être, c'est sans conteste ce que recherche tout bon HP. J'ai croqué le savon. C'est une question d'habitude de ne pas vomir. J'ai mâché une image pleine de moi, pleine de moi et pleine de poils, ces reflets virils du temps qui passe. J'ai léché la glace. Un froid musical. Du goût, nous dirons qu'il s'est réfugié, à tort, dans le palais sombre et que nous l'en fîmes sortir. Le goût du canard en plastique, de la crécelle à l'orange, du savoir-vivre sur Mars sont autant de recettes qui nous firent progresser. C'est du moins l'impression que nous en eûmes.


4. Miroir 1 (addition : possible et nous)
Pour un portrait, ce ne fut rien. Je place alors le miroir 1. Et je note les deux éléments suivants (pour des raisons clairement géométriques) — de réalité inégale :

Théorique
Pas d'un homme de carton, pas d'un homme en fibres optiques, pas d'un homme docile ni même martial. En fait, ce que vous voulez, pour autant que vous puissiez le justifier à vos yeux, aux yeux blancs des autres, aux éclairs qui souvent obstruent le trafic, que vous puissiez en rendre compte au miroir qui vous observe, au miroir qui vous juge, au miroir que j'ai placé dans ce texte, comme on place un piège "donnez- vos-raisons". D'une volonté donc, d'une volonté de réseau, unique ressort d'un moteur dont nous sommes loin d'avoir épuisé les ressources, individuelles et collectives, d'un moteur qu'on dit pourtant vidé, usé tant nous le traînerions depuis des dizaines de milliers d'années, de fonds de cavernes en fonds de commerce plutôt douteux. La fin de l'histoire, la fin de l'art. Et nous n'avons pas encore commencé. Il faut reconnaître objectivement que nos contemporains sont contemporains, cons et arrogants de l'air ambiant, vent de tous les conformismes, promis, cons again & again. Qu'ils continuent à chercher du travail dans les mains des machines, sous les milliards de plus-value! Alors d'un homme qui soit amant et révolutionnaire, d'un homme qui soit poète et philosophe, d'un homme qui soit un technicien passionné ou d'une passion articulée. D'un homme complet, d'un homme complet, mais complet pas comme les pâtes, pas comme les oeufs, pas comme les cravates (con?).

Muet
Ce serait trop facile. Naïf et enfantin. Voire même.
Le miroir est fixé contre le mur blanc. Il est immobile, il ne pivote pas. Un décor de théâtre.
C'est en lui, inversement, que nous trouverons des traces sans souvenirs, c'est en lui que nous avons l'impression de nous reconnaître sans savoir, c'est devant lui que nous commençons à poser des questions qui nous épellent, que nous nous écarterons enfin de nous-mêmes. Bien incapacité à restituer la droite et la gauche (pas le haut et le bas?), le signe d'emblée comme impuissant, en deux dimensions, sans "supplément d'âme". (Ont pensé au miroir : Lewis Carroll, Ludwig Wittgenstein.) Autrement dit, qu'espérer de la mise en scène factice du moi par la glace teintée (le théâtre ça hurle)? Se confier à lui, sachant, une fois de plus, que nous serons dans la transposition, que nous sommes dans l'altération. Eclatement.

Le miroir fixe l'homme plastique et il en dit de petites choses qu'une oreille d'HP se doit d'entendre :
Le monde est sans contradiction.
HP admet l'inconséquence de certains de ses comportements.
HP est sur la voie de la raison (solution). Pas de la dissolution.
HP n'est pas dogmatique : exigeant, qu'on s'y tienne.
HP n'est pas complaisant : complexe, en réponse à.
HP est chauve ou HP a les cheveux blancs, blonds, roux, châtains, noirs.
HP est petit ou non pas.

HP ne s'enferme pas dans ses continents, HP ne ressasse pas, ne repasse pas le trait — tenus qu'il serait sur les rails par la convention, les gènes ou un schéma psychologique.
HP ne se dispute pas, il argumente (ou, du moins, HP aimerait ne pas se disputer). Pourtant il est parfois triste des conclusions auxquelles il arrive.
HP subit l'attraction terrestre, mais pas de fascination pour l'abaissement.
HP aime les grands arbres, mais ne se pense pas supérieur pour autant.
HP tourne le robinet de l'eau chaude. Que ce soit pour se raser préparer du thé ou pour voir quel effet cela fait.
Le miroir, contre le mur blanc, accroche la vapeur. Elle tremble, irréelle sur le verre. Sans qu'on la distingue de son reflet. Immobile, alors, le miroir se tait. Une rue de cinéma, le jour (le cinéma ça chuchote)…


5. Comportement
L'homme plastique se conduit comme de la musique.

a) Furioso : Le matin, devant le monde qui naît, deux haches à la main, découpant du fil l'air premier, les nouvelles factices, traçant des arcs lumineux, sans bruit, l'HP repousse du plat les préjugés de toujours. (Inutile de dire ici la presse ou les politiciens.) Et s'il lui arrive de sortir, ce sont les voitures qu'il défigure, chères à leur propriétaire.
Il n'y a pas de système qui tienne lieu de l'abomination quotidienne. La bêtise humaine abattue à coups de bazooka. Certes, il y a le côté jubilatoire de la chose. Mais ce ne fut jamais gratuit.
Dans la forêt, son rugissement n'en est que plus lointain.

Presto

b) Allegro : Avec les mots, il n'est pas maladroit le HP. Il lui arrive de se les réserver, de les accumuler pendant plusieurs jours, il les abrite en son sein, les caresse, les aiguise, puis, se retrouvant parmi les autres, cruel, à une soirée particulièrement guindée, d'en balancer une série à la tête d'un jeune premier, auteur écervelé, ou d'une minette de compagnie qui s'ennuyait avec son jules, un vieux gus dans le pétrole ou les fromages blancs, et qui se mit, incontinent, à lui faire du plat (la môme).

Ne pas dire que certains, sous le coup, n'auraient pas préféré la hache, mais les mots sont conventionnellement moins brutaux. Preuve que les prisons regorgent de voleurs et d'assassins et pas de publicistes ni d'écrivains. C'est un préjugé culturel que le HP combattra. Mais la musique, comme le langage, la vie en société et les femmes, a ses règles.
Dans la forêt, on dirait de la poésie sonore, tant il double le vent.

Moderato

c) Andante : D'une patience sans égal pour la pêche à la truite (il ne tue pas ses proies), la marqueterie et les grands embouteillages, l'HP comprendra son prochain, sans complaisance, et il n'est pas rare de le voir aider une fourmi à retrouver son chemin, cône luminescent à l'orée d'un bois. Il assistera à sa propre mort sans sourciller, ni même jeter un regard sur cette période trouble qu'on appelle, d'un point de vue tout subjectif, le passé ou "ma vie". Il n'envisagera pas non plus, cela va sans dire, un quelconque futur à celle-ci, puisque les témoignages à ce sujet sont tout sauf concordants et plutôt rares, et que, somme toute, cela finit là où cela finit et qu'il est, ma foi, si peu philosophe. Alors d'une saine indifférence

Dans la forêt, un brin de réalité le retient. Et s'il l'arrache, ce sera pour s'en assurer ou se faire un collier.

Adagio

d) Lento : A la limite du rêve où nous poursuivons notre texte, il demeure immobile, entre deux eaux lisses, de densités sensiblement égales, de longues heures durant, à écouter la radio, les yeux fermés, dehors les nuages fluorescents accrochent l'incertitude, ou dans le silence d'une chambre blanche ou d'étudiant, salon ou rouge, équilibrant ainsi sa journée qui penchait un peu trop, jusqu'ici, vers l'activité, vers la frénésie, la passion, cette vie qui est toujours notre mirage, tant la mort nous habite. Il aura alors l'impression de vivre mieux, comme l'enfant insouciant, traversé soudain par on ne sait quelle tempête sombre, qui le laisse pleurer en silence.
"A demeure d'eau", si j'avais compris ce que cela signifiait.
Dans la forêt, aux branches de chaque arbre, le givre s'ordonne selon la formule établie.


[…]