Comme les éléphants se cachent pour mourir (extrait)



D’une table, à une table, tout commence, quand il entend, le serveur, un homme, autour de cinquante ans, ce serveur annoncer, qu’ils ne font plus à manger, plus ce jour-là, plus du tout, ou en tout cas pendant un certain temps, «on ne sert plus à manger», c’est ce qu’il dit, le serveur, une histoire ordinaire, qui va nous absorber, des pages durant, à une table, où je suis assis, car il entend, c’est moi, qui écoute, assis, qui écoute et regarde, à une table de bistrot, un café pour les travailleurs, pour les travailleurs, qui viennent changer les lavabos, les tuyaux, toutes sortes de tuyaux, de toutes les couleurs, les travailleurs, par exemple, qui font, refont, défont, et parfois, confondent, les rues, pour les retraités et les invalides, dans une salle enfumée, peu de gens pourtant, enfumée par un seul homme, un travailleur ou un non-travailleur, un homme qui fume, au bar, ou à une table, comme la table où je suis assis, une table petite, une petite table de bois, ou plaquée de bois, contreplaquée, une table carrée, avec un pied, central, un pied d’un métal que je ne connais pas, je ne connais pas beaucoup de métaux, l’or, l’argent, l’aluminium, le plomb, le fer, et encore sans certitude, et vous?, un unique pied, qui fume au bar, le zinc, en uniforme bordeaux des postes, de la poste, quelque chose d’approchant, il fume cigarette après cigarette, il doit avoir un avis sur la question, sur les dangers du tabac, sur les services publics, mais aussi sur l’affaire qui nous occupe, le fait qu’on ne serve plus à manger, dans ce café, ce bistrot, dont j’occupe, comme tous les mercredis, ou presque, une place, la même place, si possible, en tout cas je ne le connais pas, ni l’homme qui fume, ni son avis, absence d’avis, la nouvelle est là, d’importance, fait le tour du café, portée par le serveur, à chaque personne qui entre, homme ou femme, il raconte son histoire, l’histoire qui nous concerne, encore qu’elle soit plutôt banale, inintéressante comme histoire, au regard de ce qu’on peut lire, dans les romans, aujourd’hui, et aussi les contes, de ce qu’on peut lire dans le journal, dans un des deux journaux qu’on tient à disposition des clients, dans ce café, un orange et un bleu, des clients qui viennent boire ou manger, car il en est encore qui arrivent pour manger, ils n’ont pas appris la nouvelle, ils ignorent qu’on ne sert pas à manger, pas aujourd’hui, pas demain, plus, d’après ce que l’on en sait, même s’il y en a un, de client, qui comprend bien l’histoire et les raisons, dont je n’ai encore rien dit, qui font, qui firent, que le serveur, qui paraît aussi, pour le coup, être le patron, puisqu’il a décidé, c’est ainsi qu’il présente les choses, de ne plus servir à manger, décida de ne plus servir à manger, ce client, qui n’est pas celui qui fume, qui est un autre, aussi, seul, à une table ou plutôt au bar, il rit, d’une autre classe sociale, un travailleur, mais mieux payé, si vous voyez ce que je veux dire, donc, ce client, arrivé après le fumeur, le fumeur qui paraît d’ailleurs avoir été toujours là, qui chaque mercredi, quand je viens, est toujours déjà là, à la même place, après avoir écouté, le client, plus cossu, pourrait-on dire, rit, lui aussi, comme les autres, ou en tout cas, montre qu’il a compris, qu’il partage l’idée du serveur, du patron, mais on se dit, plus tard seulement, on ne peut pas comprendre avant, on se dit, comme a dû se dire le patron, le serveur, car les gens sont habituellement moins bêtes que ce que l’on pense, c’est ce que je me dis, assis sur une chaise, devant la table petite, carrée, qu’il avait une idée derrière la tête, il revient donc à la charge, un peu plus tard, aidé par un autre client, il y a quand même peu de femmes dans les cafés, c’est ce que je constate, à chaque fois que je suis assis, comme aujourd’hui, à une table dans un café, dans les bistrots, dans tous les bistrots, même aujourd’hui, comme le siècle finit, ou commence, un autre, personne n’est d’accord là-dessus, c’est difficile d’être d’accord avec quelqu’un sur quoi que ce soit, qui dépasse le temps qu’il fait, et encore, il ne faut pas qu’il s’agisse du temps qu’il va faire, car là, personne, je dis bien personne, ne peut se mettre d’accord, prenez, par exemple, les deux journaux qui se trouvent dans ce café, l’orange et le bleu, enfumé, et bien vous pouvez être sûr que les prévisions qu’ils affichent, météorologiques, ne seront pas les mêmes, non, je ne vais pas aller jusqu’à vérifier, mais, je parie, une idée derrière la tête, qu’il énonce alors au patron, qui fait le serveur, pour l’instant, mais dont on comprend, on croit comprendre, qu’il décide aussi, lui disant que quand même, parce que deux personnes, un homme et une femme viennent pour manger, il est plutôt fier, il l’emmène dans un endroit dont il a dû lui parler, et il est déçu, comme le serveur, ou le patron, reprend son explication, il apprend la nouvelle, ils ne font plus à manger, ils ne feront plus à manger, il ne pourra plus y emmener sa compagne manger dans ce café, plus jamais, bon ce n’était pas grand-chose, j’y avais mangé, moi aussi, une fois, un mercredi, dans ce café, ce n’était pas grand-chose, ils servaient des panini, des petits pains italiens, chauffés, avec du fromage du jambon et des légumes, moi j’avais pris, la fois où j’avais mangé, les deux fois même, car j’y avais mangé deux fois, la même chose, un panino, on dit panino au singulier, en italien, je connais un peu l’italien, au jambon cru, avec beaucoup d’autres choses, je ne m’en souviens plus, car je viens tous les mercredis, ou presque, mais les mercredis seulement, dans ce café, on dit prociutto crudo, je crois qu’on payait sept francs, pour un panino, et peut-être qu’ils ne coucheront jamais ensemble, s’ils ne l’ont pas déjà fait, et s’ils ont l’intention de le faire, parce qu’elle sera déçue qu’ils ne fassent, encore qu’il faille dire, qu’il ne fasse, même si ce n’est pas lui qui les faisait véritablement ces panini, il les vendait et, semble-t-il, il les commandait, qu’il ne fasse plus de panini donc, même s’il est probable qu’elle n’en aurait mangé qu’un seul, qu’elle était maigre, et ne semblait pas vouloir grossir, tant ce couple, pour ainsi dire, paraissait, comme il faut, et s’opposer, par conséquent, au fumeur, à l’autre bout du bar, du comptoir, un long bar de zinc, comme si la séparation géographique représentait, là, dans ce bar, à la table où je suis assis, et d’où je peux observer et écouter, comme caché derrière un livre, que je ne lis pas, puisqu’il est écrit en allemand, et que l’allemand, je le comprends à peine, la séparation de classe, car s’il est ou a été postier, on voit bien qu’eux ne vont à la poste que pour faire leurs paiements, versements, à la fin du mois, ne coucheront pas ensemble, et là, si je peux donner mon avis, très superficiel, elle porte un manteau, la femme, et je ne la connais pas, en tant qu’homme, selon moi, il n’y perd rien, et, plus incertain encore, à la place de la femme, qu’elle n’y perd rien non plus, parce que non seulement les hommes ne m’intéressent pas, mais en plus, celui-là, est particulièrement insignifiant, il me serait facile alors, de dire, de déduire même, qu’ils travaillent dans une banque, puisque nous sommes dans une ville, où il y a beaucoup de banques, mais, c’est que le quartier des banques, en est plutôt éloigné, de ce café, et les voilà qui quittent cette histoire, sortent, l’homme, laissant un improbable salut, « au revoir », au serveur, patron, mais on voit bien que personne n’y croit, ne pense à se revoir, laissant entrer un peu du froid, de dehors, c’est novembre, et c’est alors qu’on apprend que Zatopek est mort, c’est un client qui dit ça, « Zatopek est mort », et que ça en fout un coup à plus d’un de l’apprendre, moi je ne l’ai jamais vu courir Zatopek, je crois bien pourtant qu’il courait, qu’il courait plutôt vite même, s’il faut en croire maintenant les clients qui sont restés, en discuter, bien qu’on voie tout de suite, qu’eux, ils n’ont pas dû courir vite, eu égard à ce qu’ils boivent, depuis qu’ils sont entrés, car s’ils ne peuvent pas manger, c’est ce qu’ils viennent d’apprendre, ils peuvent continuer à boire, et ça paraît essentiel pour eux, à ce moment-là, du moins, Zatopek, il était Tchèque ou Hongrois, de par là-bas, « je t’aime », on dit zeretlek, c’est le seul mot que je connaisse, en hongrois, je n’ai jamais été à Prague, peut être qu’il a été communiste, mais je ne suis pas sûr, que tout le monde sache encore, ce que communiste, veut dire, et je ne sais pas le dire, en français, alors le serveur, peut-être aussi le patron, comme l’histoire de la course risque de prendre le pas, sur son histoire, à lui, profite de l’arrivée de ces deux nouveaux clients, presque coup sur coup, qui viennent près du type qui fume, et comme c’est aussi des types, et qu’ils fument également, on les appellera, je décide de les nommer, moi qui suis, assis, à la table de bois, carrée, contreplaqué, et qui ne perds rien de ce qui se passe, et qui suis là, par hasard, même si je suis là, plus ou moins, chaque mercredi, comme pour capter cette histoire, cette histoire que je raconte maintenant, pour témoigner, le premier homme qui fume, le second homme qui fume, ou le moustachu, car il porte une moustache et une barbichette, ou, mais c’est un peu long, celui qui a annoncé la mort de Zatopek, car c’est lui qui a dit que Zatopek était mort, « Zatopek est mort », et le troisième homme qui fume, le vieux, car il est plus vieux que les autres, il mentionne son âge, et on lui parle de son héritage, alors le patron, comme serveur qui sert les trois hommes, « c’est ma tournée » lance celui qui vient d’arriver, l’homme à la barbichette, le patron d’autorité, saisit l’occasion pour couper court à cette histoire, de Zatopek, à laquelle il ne croit d’ailleurs qu’à moitié, tant il soutenait, à l’époque, s’il s’en souvient, Mimoun, du nom d’un vent ce type-là, alors que Zatopek était chassé de l’armée, pour avoir soutenu le printemps de Prague, pour Mimoun l’Algérie était dans sa tête, couper court, comme les cheveux à l’armée, on ne peut pas dire que les sportifs soient chevelus, pensa-t-il, pour autant que, de ma table, certes située non loin de là, j’aie accès aux pensées du serveur, du patron, qui, pour l’occasion, faisait un seul et même homme, semblait-il, il y a de ces couples inséparables, dans l’histoire, si bien que le deuxième homme qui fume, cherche à finir sa phrase, et c’était sûr, de là où j’étais, qu’il allait pas y arriver, embrayant sur le finish du type, qui ne fumait sûrement pas, mais le serveur, habile, glisse, « à votre santé », et avant qu’ils n’eussent le temps de répondre, le patron raconte son histoire, à savoir qu’on ne mange plus, qu’on ne mangerait plus non plus, ici, à midi, et il y en a un, je ne pus voir lequel, depuis ma place, assise, à la table, qui tente une dernière fois de revenir, à la course, à la charge, mais l’élan était brisé, et c’est là qu’on apprend les détails de l’affaire, détails qui ne laisseront pas d’être importants, prenant de plus en plus de place, comme la suite de cette histoire, le prouvera, le gros homme avait ri, puis dit, quand même, avançant l’idée devant sa tête, que ça marchait bien, cette histoire, de repas, y a qu’à voir ceux qui sont venus, et repartis, le couple, les autres, et que ce n’est pas, avec ces trois, ça il ne l’a pas dit, mais on devinait qu’il le pensait, comme on en parle, de cette histoire, il se permet, il le dit comme il le pense, « je le dis comme je le pense », il encaisse, le patron, serveur aussi, il ne répond rien, devoir de réserve, pouvait-on penser, c’est quand il donne les détails, qu’on comprit, qu’on pouvait comprendre, comme je le fais, depuis ma table, petite, carrée, comprendre que la petite, c’est comme ça que je l’appelle, que la petite donc, celle qui faisait, les panini, panini qui constituaient l’essentiel de la carte, de repas, qui ne sont plus servis, et dont je n’ai pas encore dit, de ces petits pains, qu’ils n’avaient rien d’exceptionnels, qu’ils étaient tout à fait quelconques, et ne méritaient pas l’intérêt qu’on leur porte, dans cette histoire, qu’elle avait fait quelque erreur, commit un péché, et c’est ce que la remarque du serveur, plus que jamais patron, occultant à jamais la disparition d’Emil Zatopek, c’est son nom, et notre lot à tous, disparu à l’âge de 78 ans, celui qui, dit-on, courait comme un scorpion, et que l’on surnommait, ils l’ont dit à la radio, « la locomotive humaine », remportant, entre autres, à Helsinki, en 1952, je crois, le 5000 mètres, le 10000 mètres, et le marathon, nous a tous fait penser, j’en suis sûr, car comment, sinon, considérer le fait, que la réprobation fut générale, unanime, à l’énoncé des détails, lorsque le serveur, qui s’était alors transformé en patron, impitoyable, eut dit, à ceux qui voulaient bien l’entendre, et, étant situé non loin de lui, dans ce café longiligne, enfumé, assis, à une petite table, non loin du bar, les yeux posés sur un livre, un livre en allemand, que je ne lisais pas, que j’aurais été bien incapable de lire, à dire vrai, « un jour, elle a téléphoné pour avertir qu’elle était en panne de voiture, et qu’elle ne pourrait pas livrer, une autre fois…», comprenant, en même temps que ceux qui sont là, les trois fumeurs, l’hilare cossu, et un peu avant les clients de passage, à qui le patron maintenant, répète, inlassablement, son histoire, l’histoire des repas qui ne sont, et ne seront, plus servis, la première panne, puis la seconde, et le cœur de l’hiver qui approche, enfin, alors comment faire, avec toutes ces pannes, qui se profilent, à venir, toute cette neige, qui va bien finir par tomber, malgré l’effet de serre, malgré le réchauffement de la planète, car on va skier, c’est sûr, j’ai moi-même loué, un chalet, à la montagne, une semaine, assez haut, pour être certain de pouvoir, et en même temps, on était insidieusement amené à penser, par une logique perverse, de celle que j’appelais la petite, qu’elle était vieille, comme si l’incompétence, entièrement présumée, jusqu’ici, était l’apanage du grand âge, alors que je ne l’avais jamais vue, qu’elle n’était pas là, ce mercredi, comme elle ne l’avait d’ailleurs jamais été, me demandant aussi à quelle heure elle effectuait ses livraisons, et ne sachant pas si, les clients, la connaissaient, et c’est là, à partir de ce moment, précis, que je n’écoute plus, car je sais maintenant, ce qu’il en est, car je la vois, cette femme, que j’ai, trop rapidement, appelé la petite, dans la lumière d’un champ, en légère pente, et que je n’ai plus besoin, de tout cela, de cette vérité approximative, de ce serveur-patron, ou patron-serveur, comme on voudra, des trois alcooliques, de service, ni du matamore, ni des clients, qui entrent et qui sortent, pour manger, pour boire, laissant à chaque fois, un peu de froid, en moi, pour raconter son histoire…


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