A PARTIR DU NUMÉRO 28, ON TROUVE LE « CAHIER CRITIQUE DE POÉSIE » EN LIGNE


Emmanuel Adely, La très bouleversante confession de l'homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté (ccp 28, octobre 2014, p. 55)

Jan Baetens, Vivre sa vie et autres poèmes / Pour en finir avec la poésie dite minimaliste (ccp 29-3, janvier 2015)

John Cage, Rire et se taire. Sur Marcel Duchamp (ccp 29-5, mars 2015)

Jean-Charles Massera, 1993-2013 Stairway to d'Autres Supports (La saga) (ccp 30-2, mai 2015)

bpNichol, Trois contes de l'ouest, précédé de Tête de plage et Poesia Totale 1960-2010 France (ccp 31-5, mars 2016)

Michel Butor et Dan Graham, Conversation (ccp 32-2, juin 2016)

Ugo Rondinone, I Love John Giorno (ccp 32-2, juin 2016)

Chris Burden, Coyote Stories (ccp 32-4, août 2016)

Alain Badiou, Que pense le poème ? (ccp 33-4, mars 2017)

Pierre et Ilse Garnier, Japon 1 : les échanges / Japon 2 : à Saisseval (ccp 34-2, juillet 2017)

Daniel Spoerri, Topographie anecdotée du hasard (ccp 34-5, mars 2018)






CHRONIQUES PRÉCÉDENTES


Nanni Balestrini (ccp 24, octobre 2012) — Julien Blaine (ccp 7, février 2004) — Renaud Camus (ccp 10, octobre 2005) — Philippe Castellin (ccp 17, février 2009) — derrière la salle de bains (ccp 18, octobre 2009) — Christian Dotremont (ccp 12, octobre 2006) — Raymond Federman (ccp 8, février 2005) — Raymond Hains (ccp 9, juin 2005) — Thomas Hirschhorn (ccp 21, mars 2011) Thomas Huber (ccp 25, février 2013) — Manuel Joseph et Myr Muratet (ccp. 22, octobre 2011) — Vincent Kaufmann (ccp 23, février 2012) — Hubert Lucot (ccp 11, février 2006) — micro-édition (ccp 11, février 2006) — Richard Martel (ccp 11, février 2006) — Cyril Morvan (ccp 11, février 2006) — Oskar Pastior (ccp 17, février 2009) — Philippe Petit (ccp 13, juin 2007) — Thierry Roger (ccp 23, février 2012) — Laurence Weiner (ccp 7, février 2004) —


hier coulait de l'encre — aujourd'hui elle veut la vue

D'un format 33 tours, en caractère Twentieth Century[1], la poésie séméiotique de Julien Blaine[2], première livraison bilingue (français-espagnol) du collectif franco-argentin xul : mobil-home : manglar, se présenterait donc d’emblée comme un objet dédié aux questions et recherches d’un autre temps, les années 60, cette époque d'expérimentation internationale qui vit notamment l'essor d'un mouvement qu’on appelle depuis la poésie concrète et visuelle. Mais à lire attentivement ces propos, bien vite on s'aperçoit de leur pertinence actuelle, pratiques et pensées salutaires tant leur contenu esthétique et politique fut occulté, ne passant pour ainsi dire dans la société que sous l'aspect dénaturé du slogan publicitaire auquel on ne peut les réduire.

Plus précisément, Julien Blaine pose dans ces textes les conditions d'une recherche "technique" des formes, à entendre jusqu'à la réduction typographique du mot et l'intégration de signes graphiques hors-alphabet — mettant en "acte" certaines de ses études dans la fabrication de poèmes visuels in situ : création de "i" avec des cheminées, d'une "géométrie végétale", d'un "breuvage épandu" de lettres ou encore démonstration du fait que les "ponts sont des mots étirés".

Du même auteur paraît la seconde partie d'un chantier poétique, Les cahiers de la 5e feuille, travaux se donnant comme une réflexion visuelle sur les relations formelles étroites entre la feuille, l'oeil, la plume, le poisson et la vulve (la vue, elle veut), qui sont également, par analogie, les 5 doigts de la main et les 5 continents.

Et toujours cette volonté chez Julien Blaine de lire les choses dans les signes, de rapprocher, de transformer nos représentations à travers l'espace-temps : ainsi la Vénus de Lespugue (- 25.000) côtoie le bibendum de Michelin (+ 2.000), la vulve devient l'alpha et le Q. Naît alors de ces va-et-vient une écriture originale, élémentaire.

Deux livres indispensables, on le voit.

Julien Blaine, poésie séméiotique, xul : mobil-home : manglar, 16 p., 15 €
Julien Blaine, les cahiers de la 5e feuille n°2, Al Dante, 88 p., 23 €




when in doubt throw it out

alas, pauvre Weiner, je dois dire, ce layout de lui-même, statements des plus banals, mise en pages, the outcome soon become obvious, d'une esthétique douteuse, lignes fléchissant, bateaux vagues, offering no role, veut-il nous prouver par là que vraiment il ne ferait pas de poésie[3]? que la facilité serait le fait de l'art? and so it goes, pourtant il nous a montré beaucoup mieux, with it — rien ici des mots comme des masses, densité, poids et spatialisation, rien du jeu sur les couleurs, de la confrontation à la matière-mot, objet-mot, sculpture-mot — le monde derrière lui.

Quant au travail éditorial, "onestar press stricly un-edited by the publisher", sous le couvert d'impressions pâles, irrégulières, on apprend juste que les quelques photos du livre sont tirées de DVDs dont on ignore tout — l'art conceptuel nous avait habitués à plus de rigueur, pour le moins à parler de lui-même.

Cet ouvrage n'intéressera donc que l'inconditionnel de Lawrence Weiner qui voudrait en rajouter un à sa collec.[4]

Lawrence Weiner, Deep blue sky/Light blue sky, onestar press, 150 p., 31 €




ah tu veux savoir

Ah tu veux savoir pourquoi La fourrure de ma tante Rachel de Raymond Federman est un grand bouquin, pourquoi il est essentiel que tu le lises dare-dare, que tu laisses tout tomber, affaires cessantes, moi je vais te dire pourquoi, mais passe-moi une clope d'abord, ce bouquin, c'est déjà Diderot ressuscité, Jacques le Fataliste, tu vois, avec ses adresses au lecteur, ses digressions qui piègent la vie et la littérature où elles se font, sauf que là, ce ne sont pas de ses amours dont il s'agit, même s'il nous parle de la petite Susan, Sucette qu'il l'appelle, mais du retour de Raymond, en France, dans ce fumier de pays, après dix ans d'Amérique, dix ans de dégringolade, d'une visite dans sa famille, de vrais salauds qui n'ont rien fait pour empêcher la déportation de ses parents et de ses deux soeurs, mais ce n'est pas une autobiographie, tout ce qui s'écrit est fictif dit-il, rappelant les mots de Mallarmé à un éditeur trop con pour entrevoir autre chose que du Bildungsroman postmoderne dans son ingénieux montage, c'est plutôt un bouquin qui nous parle direct au cerveau, d'une modernité classique, self-reflexive, mettant en jeu les conditions même de son énonciation, j'écris pour savoir ce que j'aurai écrit, un livre qui parle aussi d'un écrivain qui écrit le roman des nouilles, mais je m'égare, saute-moutonne, tous des salauds donc sauf sa tante Rachel qui est vachement belle, riche, et porte une épaisse fourrure dans laquelle le petit, 15 ans, fourre son nez, partout sa réflexion sur la fiction, si on parle pas de quelque chose c'est comme si ça existe pas, intégrée, au fil des pages, avançant l'air de rien une véritable poétique, je parle et écris de mot en mot, si tu veux je fais du motemote linguistique, ennuyeux alors, tu plaisantes, tu ris beaucoup et pourtant tout ça c'est pas marrant, les rafles, la pauvreté, l'Amérique, le prix Goncourt, comment je ne te l'ai pas dit, son nom, c'est Moinous, l'improvisateur, un piéton de la littérature, ah, ça c'est drôle, tu connais un mec en Suisse qui s'appelle un peu comme ça, je ne vois pas, quoi, oh tu veux que je te laisse, tu en as marre de mes digressions, tu veux lire…

Raymond Federman, La fourrure de ma tante Rachel, Al Dante, 256 p., 20€
Raymond Federman, Futur concentration, le mot et le reste, 91 p., 13€
Raymond Federman, ici & ailleurs - here & elsewhere, le mot et le reste, 37 p., 8€




Hains, deus

livres paraissent sur Raymond Hains, deux monographies, simultanément, sur cet artiste multiple, connu surtout comme Nouveau Réaliste[5], décolleur d'affiches et exposant de palissades — on se demande alors ce qu'il fait ici, en quoi son travail intéresse la poésie.

Pourtant, ses photographies de textes à travers des verres cannelés, les fragments de signes qu'il recueille sur les affiches lacérées, les lapalissades de ce joueur de mots impénitent, les valises qu'il remplit de livres, la litanie des noms propres qu'il convoque à tout bout du champ indiquent suffisamment qu'il est cet inaction writer qu'il prétend être[6].

Au croisement de la photographie, de l'art contextuel et du ready-made, il opère sur les mots des déformations qui posent les conditions même de leur lecture, lorsqu'il dépossède "les écrits de leur signification originelle", faisant "éclater la parole en ultra-mots"[7], rendant illisible, par exemple, un poème phonétique de Camille Bryen (1953), quand il floutise le logo des biscuits LU dans son bien lu, mal lu (1983) ou photographie la statue du sculpteur Lemot — le plaçant ainsi dans son panthéon baroque (1991).

Mais, au-delà de cette indéniable dimension moderniste, il y a une constante moins réflexive dans ses approches. Hains collecte des lettres, mots, textes, icônes, blasons et emblèmes qu'il va disposer en un réseau d'analogies fluctuant — récit de sa vie réinventée en tant "qu'abstraction personnifiée"[8] dans un monde-chantier de ruines et de signes, sans arrêt représenté-déformé (réfléchi). Ainsi, ses 3 Cartier (1994) vont mêler les patronymes (du commanditaire de l'exposition, du découvreur du Canada et du photographe), les noms de lieux et les objets pour créer un tissu familier auquel sont conviés, comme autant de dieux d'une mythologie personnelle, César, la Bretagne, la photographie d'un dessert, Sartre, un jeu de verres cannelés, une gravure ancienne de la future Montréal, David, Chateaubriand, un brise-lames malouin, Breton, une boîte de biscuits, etc.

Le travail d'écriture de Hains, souvent en écho avec celui d'un F. Ponge (cratylisme, tautologie, lieu commun) ou d'un D. Roche (Dépôts de savoir & de technique), organise de la sorte un dé-lire pour un re-lire (relier) faisant apparaître comme écriture la réalité elle-même qu'il faudrait déchiffrer sans transcendance ni postmodernisme — avec beaucoup d'humour. Raymond rince la poésie. Il offre une alternative à la poésie-poésie[9] si l'on considère les innombrables sens que prend l'objet-signe en situations.

Deux livres donc à suivre Raymond Hains du perroquet à l'âne, deux livres d'inégale densité, celui de Philippe Forest, malgré de nombreuses répétitions, cherchant véritablement des pistes dans cet enchevêtrement joyeux de pratiques et d'interprétations[10].

Ileana Cornea, Raymond Hains, Ides et Calendes, 104 p., 21,40€
Philippe Forest, Raymond Hains, uns romans, Gallimard, 256 p., 19,90€




C'est une conférence sur comment il faut parler, sur comment on doit penser, que tout fout le camp, que la langue se perd, c'est une conférence sur le comment de la syntaxe, sans définition, sans analyse, c'est une conférence bilieuse, c'est une conférence du mépris pour qui ne parle pas l'académie, c'est une conférence qui ne sait rien des linguistiques du français parlé et qui ignore tout de la philosophie du langage, c'est une conférence qui confond la pratique vivante de la langue avec la littérature, c'est une conférence de morale, un traité de politesse, un manuel de savoir-vivre, c'est le discours dominant qui joue les victimes, les redresseurs de torts, c'est une conférence qui tolérerait à peine Joyce, c'est une conférence du stéréotype romantique, des évidences, du discours convenu, c'est une conférence qui ne parle pas d'espace, de dispositif, c'est une conférence qui ne m'explique pas pourquoi le début de La Seine de Francis Ponge me touche[11] ou dans quelle mesure Jean-Luc Godard énonce quelque chose d'important lorsqu'il écrit en commençant son Histoire(s) du cinéma : "ne va pas montrer tous les côtés des choses / garde, toi une marge d'indéfini".

Renaud Camus, Syntaxe ou l'autre dans la langue, P.O.L, 240 p., 18,90€



attention ce livre est dangereux…[12]

 
Il est rare qu'un livre de poésie soit au centre de l'actualité, non pas que l'on parlerait de lui à TF1, TF2 ou TF3, mais Banliwood de Cyril Morvan se coltine les banlieues — et c'est bien[13]!

Côté politique, c'est l'inadmissible société à deux vitesses — alors "casser pour exister", "si parfois il y a eu bagarres, c'est qu'on n'avait pas responses", "l'jeune c'est quelqu'un qui se détruit parce que le monde dans lequel il vit est en train de s'a&néantir lui-même"; ajoutons du jeune qui détruit un peu du monde qu'il se sauve lui-même, sa dignité bafouée au quotidien ---> la racaille c'est celle qui gouverne, la passer au karcher, vite!

Côté langue, c'est un livre à plusieurs vitesses, une écriture qui glisse dans tous les sens, brisée, éclatée, morcellée, collée, ajoutée, supprimée, rayée, raturée, superposée, déplacée, c'est ce qu'on attend d'une poésie à l'épreuve du monde (tag, rap, tv, logo), à toutes les tailles, dans tous les coins, signes, symboles — "Des affrontements violents suivis d'incendideux ou trois bricoles dans la campine. Et hip, seront éteints grâce à hop! Ça se dérace. Mais y aura toujours des yogageurs."

Cyril Morvan, Banliwood, Al Dante, 112 p., 18 €



«une étreinte, des idéologies»

 
opérateur(s) — après les opérations (chirurgicales, militaires, numériques), un opérateur : le néant. Lucot, opérateur-cadreur, pose un ensemble d’équations (x – y = z) dont le x ou le y (un frère, un amant, un mari, un parent, un ami) a disparu.
Celui qui dirige le théâtre des opérations nous livre minutieusement leur résultat (z) après passage au noir.

"parmi une multitude de cases vides, figurent une brèche, une plaque, des lacets, deux opérateurs abstraits : la négation, le virtuel."

le damier, une géométrie — ce livre est un damier, le monde dont il parle, ses phénomènes relèvent d'une géométrie évoluée, les corps sont des barres, l'oblique des jambes, les sexes aigus, c'est abstrait +, une vision formelle & un livre tout chaud, plein de lumière aussi…

"il fallait dire à Paul : «radicalisation». Alors ce mot fait image : des lignes perspectives traversent l'espace depuis la profondeur de la terre et depuis le ciel, droites et obliques, clamant l'actualité du Quattrocento."

espace-temps — on reçoit une émotion pluritemporelle à teintes multiples, faire un voyage dans le temps, au zoom spatio-temporel, superposition d'espaces, insertions dans un monde feuilleté, intervalles entre progression et étroitesse.

"De cet espace — arbres, rivière cachée, plages de soleil, d'herbe jaillissante, de neige —, il y a 40 ans, je savais désigner le trait principal, et lui seul : la difficulté. (Le réel est dur, dru, rude, cru… pour la plume.)"

cinéma — chacun se fait son cinéma. Lucot écrit filmant comme Denis Roche disait qu’il écrivait photographiant. Opérateur le néant est un montage de plans fixes colorés (peintures), de plans rapprochés intimistes à la limite de la photographie et de passages documentaires forts (on songe à Jean-Luc Godard et au Chris Marker de Sans soleil…).

"Se voir soudain dans un film".

histoire/histoire — on raconte que dans les quelques secondes qui précèdent la mort, on assiste à un déroulement accéléré et complet de sa vie. On imagine cette succession rapide des grands et petits événements, des êtres aimés, ceux rencontrés, des accidents de la vie, le tout sur un mode quasi-objectif, soi face à son histoire. Opérateur le néant est de cet ordre/désordre-là, mais au ralenti, avec un fil conducteur, A.M (our).

"Partage mon sentiment pacifiste la quasi-totalité de mes compatriotes, qui trouveraient dans mon livre non pas des arguments mais des angles de glissement ouvrant à une lecture de l’Histoire qui s’écrit."

des mots de bois — Hubert Lucot place, déplace les mots comme des pièces de bois, glisse, les pousse, des mots déterminés, pesés, longs ou courts, dans un rythme retenu, lâché, retenu (une des techniques, c'est l'alternance des noms avec ou sans déterminant), comme une composition typographique de mots — les décalages (montages) ---> à l'imagination.

"A des intervalles irréguliers, un carré saute : l'étudiant tourne une page."

(écrit en collaboration avec Véronique Vassiliou)

Hubert Lucot, Opérateur le néant, P.O.L, 184 p., 18 €




Art-Action regroupe une dizaine d'articles écrits par Richard Martel entre 1981 et 2002. Au cœur de ses essais, un certain nombre d'idées fortes que l'auteur défend avec passion et, parfois, naïveté : il faut remplacer la fétichisation productiviste par l'attitude de l'artiste; les lieux d'action, de diffusion alternatifs et nomades doivent prendre le pas sur la muséographie sclérosante; pratiquons l'autogestion et le travail artistique en réseau; il faut promouvoir la multidisciplinarité contre l'académisme; l'artiste doit être un "bricoleur" au sens de Lévi-Strauss.

Mais au-delà de ces intentions fort louables et de fragments d'une histoire des mouvements d'avant-garde, on peut regretter que Richard Martel ne propose pas dans ses textes une véritable analyse sytématique de la performance ou une typologie de l'art-action et qu'il se contente trop souvent de propositions abstraites et dogmatiques (ou du moins peu informatives). Il est dommage qu'il n'aborde pas non plus certaines questions centrales que sous-tendent pourtant ses textes : la valorisation du comportement et du sujet en art/poésie ne risque-t-elle pas de tourner au spectacle? N'est-il pas illusoire de prétendre (encore) que n'importe qui peut faire de l'art/poésie?

Richard Martel, Art-Action, les presses du réel, 175 p., 10 €




LA MICRO-EDITION

Beautiful small is
(maître Yoda)


Sur la 4e de couverture, on apprend que l'auteur (écrivain, plasticien) a écrit ce livre en réponse à la proposition faite par Agnès Geoffray (artiste) de la considérer comme un personnage de fiction — le titre est un (quasi-)anagramme de ce nom, la première de couverture peut-être un morceau de son visage — s'y déploie alors un code génétique, la construction du personnage?, croisé avec un texte souvent injonctif "… aboutir à une certaine configuration, en conditions de satisfactions, ou de corrections".

Frédéric Dumond, fsyeofgaar ng, Frédéric Dumond, n.p., ? €


Livre écrit lors d'une résidence à Budapest. Billingue. Photos d'exposition en poster. Iconographie en fin de volume. Un travail singulier, des hauts (montagnes) et des bas (fleuves). Langue inventive (parfois délirante). Une épistémologie. "Et depuis comme sur le perron où en heureux simple le paysage de la cuisine baise le paysage de la terrasse, un accès opportun à l'extraction du dehors, en recopie, ici :

1. le monde physique

2. ----------------------------

3. ----------------------------"

Frank Fontaine, Thèse d'hydrorographie politique, Su-cure/sale, 47 p., 10 €


Editions MIX, collection annexe, jolis cahiers à couverture blanche, format A6 (carte postale), malheureusement mal imprimés. Pour plus de renseignements, voir www.collectifmix.org.

Le petit lapin fait face à de beaux dessins : et boum!

Franck Léonard, Boomerang le petit lapin, Mix, n.p., 3 €


Une écriture, pas encore un livre.

Yann Poncelet, ExtraStrong, Mix, n.p., 3 €


Partir de à une passante de Baudelaire, en présenter 7x2 autres, découpées en vers alternés, car le poème serait "la marche des jambes mortes".

Samuel Rochery, 7 x 2 passantes, Mix, n.p., 3 €


Ce livre recense 17 médicaments par leur(s) "principe(s) actif(s)", "présentation(s)", "mécanisme(s) d'action", "indication(s)", "contre-indication(s)", "effet(s) indésirable(s)", "précaution(s), interaction(s)". Un plan annexé nous montre le lien entre eux, ainsi par exemple, le Primpéran© soignera les vomissements provoqués par le Modamide© — chaque médicament guérissant alors certains effets indésirables du précédent, dans un cercle vicieux. Je recommande fortement ce livre contre toute crise lyrique.

Mathieu Lehanneur, indication(s) / effet(s), Mix, n.p., 3 €


Un montage de témoignages sur les effets et (dé)raisons de la bombe qui détruisit Hiroshima.

Bernard Morens, Kayoko Mori :, Mix, n.p., 3 €


Parcours de sentiers (historique, géographique, photographique, etc.), ces "marges intérieures" (E. Hocquard) et précaires, itinéraires privés de lecture/écriture et l'expérience singulière de l'herbe foulée — "les sentiers ne figurent pas sur les cartes".

Alexis Pernet, Marges intérieures (notes sur les sentiers), Mix, 68 p., 6,5 €


L'histoire ne dit pas que tout partit du bouclier d'un véritable z'enfant sur lequel était imprimé une araignée… L'esprit de Vipaldo — parfois étonnamment sérieux en la circonstance — et d'intéressants dessins en noir et blanc de JM Pontier firent le reste pour tisser en BD l'histoire de l'enfant d'Ici au château d'Ailleurs ami du Chat Perché et qui deviendra le chevalier araignée…

Jules Vipaldo/JM Pontier, Le chevalier araignée, Iconophage, Autres & Pareils, n.p., 13 €


A comme Abricot, Z comme Zorro et L'instant T comme L'instant Tardy. En effet, l'auteur en résidence à Rennes pour la saison 2004/5 n'a écrit pas moins (ni pas plus) de trois numéros de cette singulière revue — double feuillet A3 plié en A4, imprimé recto-verso. Il s'est approprié l'espace par des textes en blocs, de taille variable, à combiner dans l'ordre qui nous chante, à travers les différents instants. Ces textes mettent en scène un conférencier et un chevalier (pas araignée). "Le chevalier est-il une métaphore de l'écrivain méga fort? Au fond, on le sait bien." "Le conférencier est un agent du temps. Voir passer le temps est un bon motif." Comment ça finit? Ça ne finit pas ou alors "le chevalier, le conférencier, avalés par le dragon de l'industrie de transformation, digérés pas l'industrie".


Format billet de train, police futura, cinq lignes par pages — sans ponctuation et parfois sans article — poussent (en parallèle à) l'aventure quotidienne de l'auteur 5 jours en résidence à Bordeaux…

Nicolas Tardy, L'instant T, n° 13, 14, 15, , n. p., disponible sur simple demande au Triangle, BP 90160, 35201 Rennes Cedex 2, triangleaction@wanadoo.fr et beaux dort 5, N'a qu'1 œil, n.p. 6 €


Denis de Lapparent publie deux nouveaux livres autour de Marseille, un photoroman et une pièce de théâtre, récits drôles et cocasses qui se jouent des codes narratifs, à sa façon, pleine d'inventions : ses histoires plus ou moins policières sont illustrées par des dessins ou des photos retouchées, ce qui leur donne un relief particulier — ainsi la scène deux du Vieux Port commence de cette façon : "J. — ma cousine se nomme Minnie Tek. C'est une splendide brune (figure 1) aux yx. bl. (figure 2), etc.", les figures 1 et 2 renvoyant à des cadres carrés au-dessus du texte où sont reproduits des échantillons de ces couleurs.

La poésie n'est pas absente de ses deux livres, notamment des citations de Mallarmé insérées dans son second texte et une lecture à la médiathèque de la Bonne Mère, salle Arthur Rimbaud, dans le premier livre, car "Jim est poète. Il a passé l'après-midi d'hier à fixer l'emplacement exact d'une virgule. Il lui a fallu toute la nuit pour se décider à la supprimer". L'adjoint à la Poésie devra malheureusement quitter la soirée après son discours pour passer la nuit à la prison des Baumettes…

Donc, comme il l'écrit en 4e de couverture, "genre : livre-cadeau — public concerné : tous publics". C'est la vérité vraie, ces livres sont du pur bonheur; d'ailleurs, je vais les prêter à ma fille (12 ans), je vous dirai…

Denis de Lapparent, Le Vieux Port (drame en quatre actes), 38 p. et La Bonne Mère (photoroman), 40 p., tous deux chez l'auteur, 15,25 €. On les trouve aux librairies L'Odeur du Temps (Marseille), Actes Sud (Arles), La Hune et Tschann (Paris).


Un livre qui s'écoute écrire (et je ne comprends pas le sens d'une postface à un livre de poésie).

Didier Garcia, Entre-temps, passages d'encres, 58 p., 6 €


Petits instants et portraits chroniqués à la façon des objectivistes — "Sylvie/37 ans/assommée par/la surabondance de signes/favorise/le commerce équitable/et mange bio".

Patrick Bouvet, Flashes, Inventaire/Invention, 32 p., 5 €


Comment faire un bloc avec de faux dialogues d'un texte abstrait qui nous échappe comme du sable dans la main?

Joris Lacoste, Comment faire un bloc, Inventaire/Invention, 37 p., 5 €


Du (bon) journalisme sur les gangs, leurs pratiques entre L.A. et N.Y.

Karim Madani, Fragments de cauchemar américain, Inventaire/Invention, 62 p., 6 €


Une sorte de M. Teste, de Plume ou de M. Songe, un personnage sans nom, à la troisième personne, peu réaliste, chercheur insatisfait. "On l'appréhenda un jour en train d'appeler une personne qu'il finit par avouer ne pas connaître. La scène s'était déroulée en bas d'un immeuble. Il avait appelé longtemps sans obtenir aucune réponse. La police était intervenue. Il s'était justifié en invoquant une ancienne extinction de voix."

Pascal Gibourg, Nouvelles de l'autochtone, Saison # 19, Filigranes, n.p.


C'est le carnet de notes du rocker Vince Taylor (oui, celui qui a écrit le fameux Bran New Cadillac, 1958), notes prises lors de ses vols — quelques bribes de textes dont seules une mise en page astucieuse (polaroïd) et une postface de N. Comment présentant la vie mouvementée de Maurice Brian Holden (son vrai nom) en font un ouvrage digne d'intérêt autre que fétichiste.

Vince Taylor, Flying recorder (boîte noire), Saison # 21, Filigranes, n.p.

La revue Saison est disponible uniquement sur abonnement, 75€ pour 12 ouvrages + n° zéro. Pour plus d'informations, voir le site www.filigranes.com


Editions La Cabane à Bordeaux

Cette maison d'édition créée par des anciens des Beaux-Arts publie 7 ouvrages dont un seul me semble intéressant : 8 heures décalées (sic!) de Masahide Otani qui met en dialogue(s) les conversations téléphoniques entre l'auteur en France et sa famille au Japon (les verbes introducteurs de dialogue sont cependant inutiles et l'alourdissent).


Jeux de mots aphoristiques et dessins plus ou moins drôles, car "plus une balle rebondit, moins elle rebondit"…

Les Coleman, Je suis trop vieux pour mourir jeune, Station Underground d'Emerveillement Littéraire, n.p., 5 €


Des aphorismes encore, "après le chaos, l'anguille", "tu me fends l'écorce", "Madame Bovary, c'est l'autre", enchaînements et travail sur les expressions toutes faites et la littérature, mais c'est difficile les aphorismes!

Michel Valprémy, Tout le monde passe devant les vitrines, Atelier de l'agneau, 26 p., 9 €


Un très chouette livre à l'écriture brute — mélange de textes manuscrits, de dessins naïfs d'une indéniable liberté.

Emy Chauveau, Une vie de Maupassant, Les éditions précipitées, n.p., ? €


Une écriture juste "les montagnes accouchent des souris/écouter les machines/faire structure/répondre aux machines/aménager des scènes/faire famille/le poulet du dimanche/un hurlement du fond des âges/je remercie Dieu pour les tâches ménagères".

Claire Warren, Des montagnes, des souris et des machines, Les éditions précipitées, n.p., ? €


Le texte se déroule sans ponctuation, sport et sexe collés, histoire de France, marques, noms propres, reliés par "à" "avec" pour une écriture kaléidoscopique.

Jean-Clair Bonnel, Thème, Les éditions précipitées, n.p., ? €


Ivar Ch'Vavar rend un hommage attentif à Christophe Tarkos en reprenant un de ses textes.

Ivar Ch'Vavar, Au tombeau de Tarkos, Part en Thèses, n.p., ? €


Dépliant de six presque A4, trois pages de texte manuscrit et une page de photographies, recto, pour des scénarios probablement idiots

Stéphane Bérard, Pleine possession (mes plus beaux scénarios), Bandit éditions, n.p., 15 €


Dans un livre "édité pour le plaisir", il se peut que l'auteur ait en partie résolu le hiatus qu'il y avait entre le rythme, la précision de ses lectures et une écriture qui ne trouvait pas de pendant graphique à ces performances, par une simplification des procédés en jeu (des ellipses et des coupures) et un texte au sens univoque. Ceci n'est pas une liste ne sera donc jamais une liste mais une écriture de poésie contemporaine sur la poésie contemporaine (la référence à M. Foucault étant inutile).

Jérôme Game, Ceci n'est pas une liste, Little Single, n.p., abonnement pour 4 titres 15 €


Pour faire des poèmes marcottés, découpez des fragments de poèmes classiques (ici Hugo, de Noailles, Moréas et Verlaine), tiges ou branches aériennes, et insérez-les en italique dans vos propres mots, la terre, au contact desquels elles feront des racines… Voici, servi chaud, un des douze quatrains de Lucien Suel :

"Naissant au profond du sillon
Les angoisses du jardinier s'évanouissent
A l'air libre comme un langage amoureux
Un bégaiement muet de déduction dialectique"

Lucien Suel, Poèmes marcottés des quatre saisons, Contre-allées, 17 p., 5 €


Un livre original, composé de 7 parties dont la dernière est un cd, 5 pistes de son, grésillements ponctués de bruits, rythmes spatiaux, dont certains titres portent des noms de logiciels, firefox, snapshot. Les 5 premières parties font une page (carrée) chacune, entre poésie concrète/visuelle et code informatique, les supports étant variables (papier, papier photo, papier kraft). La sixième partie explicite les rapports entre la fenêtre, l'ordinateur et l'écriture (le code) — dommage car tout était déjà dans le reste de ce cryptosystème.

Pascale Gustin, cryptosystème*s, avec un cd, chez l'auteur, n.p., ? €


Une "belle écriture" précieuse raconte de petites histoires d'esprit 19e (romantique). Ma suggestion : bannir les mots "écrin, voile, irisée, lovée, corail, satinée, lamentos" de la poésie française d'aujourd'hui!

François Quardon, Huit refrains du bouquet muet, Contrat maint, 8 p., ? €


Sur les huit petites pages de la feuille A4 pliée en quatre des vers coupés, au couteau?, par une barre oblique, chaque partie semblant jouir d'une certaine autonomie, "tout récit crée de l'effraction".

Eric Houser, (le couteau), Contrat maint, 8 p., ? €


D'une écriture à trous, presque blanche, "condensation/coordonnées", les passages sont innombrables, à travers le livre, les mots plutôt conceptuels, difficile d'en parler d'une façon univoque — au centre invisible le temps et la question du langage.

Démosthène Agrafiotis, Ou,i, Editions de l'Attente, 68 p., 6,50 €

+ pour les adhérents à l'association Cuisine de l'Immédiat, Franck Pruja, Le désespoir de mes mercredis, Editions de l'Attente, 8 p., hors-commerce

= deux pages qui évoquent un livre formidable, un roman sans début ni fin…


et pour terminer, un multipack de "poésie-poésie" pour ceux que ça intéresserait :

• Anne Foti, Porteurs de fil, éditions Apartanes, n.p., 12 €

Polder deuxième génération, anthologie établie par Jacques Morin, 129 p., 8 €

• Pierre Peuchmaurd, Au chien sédentaire (111 haïku), éd. Pierre Mainard, 44 p., 8 €

• Maïté Vienne-Villacampa, Au pas de l'œil, Passage d'encres, n.p., 12 €



J'écris pour voir [14]

Derrière un mo(n)t, il y a toujours d'autres mo(n)ts (proverbe lapon)

• le Dotremont surréaliste — surréaliste, la poésie n'est plus que de la connaissance, elle cesse d'être de la broderie pour malade imaginaire (1943)
• le Dotremont poète — j'écris à Gloria/c'est mon travail/je suis écrivain à Gloria/c'est pour la séduire/je travaille huit heures par jour/pour écrire à Gloria (1969)
• "Monsieur Cobra" — … et je ne vais dans les musées que pour enlever les muselières (1949)
• le Dotremont voyageur vers le Nord — cette immense papeterie avec quelques signes noirs qui sont des arbres, des êtres, des masures, des silos (1956)
• le Dotremont des logogrammes (logoneiges, logoglaces du Logogus) — signes de langage écrits-tracés, en même temps que leur signification d'ensemble est créée, avec une grande liberté spontanée qui les transforme, non fondamentalement, en "signes abstraits" plastiques (1963)
• le Dotremont des 1001 revues — Mais nous savons ce qu'il en est des revues. Nous n'avons pas le sou, et nous savons de quelles malices dispose la liberté de la paresse pour transformer les publications expérimentales en publications expirantes (1949)
• le Dotremont expérimentateur : écritures lumineuses (1952), signaux d'itinéraires, textes sur argile (1956), écritures espacées (le même mot écrit dans divers moyens de locomotion), peinture de poèmes sur valises (1963), expérimentations "entoptiques" (1967), etc.
Cet ouvrage a été publié à l'occasion d'une exposition consacrée à Christian Dotremont (1922-1979) par l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine (IMEC) entre novembre 2005 et février 2006. Il se présente sous la forme d'une chronologie illustrée en couleurs à partir de documents d'archives dont beaucoup sont inédits. Cette chronologie est entrecoupée par deux cahiers qui mettent l'accent sur des aspects importants de l'œuvre de Dotremont — ses poèmes et ses logogrammes.

Christian Dotremont 1922-1979, éditions de l'IMEC, 2005, 111 p., 25 €




Une poétique de haut vol

J'ai lu l'ouvrage du funambule et pickpocket Philippe Petit comme on lirait un vieil almanach plein de recettes, d'images et d'anecdotes truculentes.

Mais au-delà du plaisir pris à voir illustrées des histoires transgressives, au-delà de l'exposé indéniable d'un savoir-faire, y a-t-il une raison (plus profonde?) qui pourrait expliquer l'intérêt de ce texte?
C'est, peut-être, la démonstration, à priori inimaginable au regard de la physique, qu’il est possible de dérober une cravate à une personne sans qu'elle ne s'en rende compte ou, lors d'un cocktail, parlant à deux charmantes jeunes femmes, d'enlever leur montre et de les leur remettre, inversées, à leur insu.
C'est aussi le rapport qui s’établit du vol à l'écriture, dans les listes des différentes pratiques et métiers de voleurs, dans l'équilibre à trouver entre l'observation, un ensemble de techniques (il est capable de compter les grains d'une feuille de papier de verre en passant les doigts dessus et nous explique comment y arriver) et une certaine légèreté contextuelle qu'il faut trouver, quelque chose de l'ordre de l'improvisation et du risque.
C'est enfin la métaphore d’une attitude que l'on retrouve massivement dans la création contemporaine, à l'âge du ready-made, de l’art conceptuel et de la numérisation, la mise en oeuvre de l'idée d'emprunt, ce qu'on appelle parfois «intertextualité», «pastiche» et «cut up», lorsqu’il s’agit de prendre quelque chose à l'autre pour en faire autre chose, ce qui t'appartient m'appartient, et souvent pour le meilleur.

Je l'ai lu comme tenant de la poésie, de son exigence, faite d'entraînement et de patience — une physique, une école du style et du détournement[15].

Philippe Petit, L'art du pickpocket, précis du vol à la tire, Actes Sud, 159 p., 25€




1 livre + 1 cd = UPDATE !
UPDATE ! se présente comme une utopie ou une chimère, mi-livre, mi-CD, poésie & commentaire critique, expérience personnelle et théorie, je ne parlerai pourtant que du livre[16], comme tout le monde, peste Philippe Castellin, UPDATE ! c'est la dernière question qu'il adresse à la poésie numérique[17], UPDATE ! c'est une injonction à la poésie tout entière à se mettre à jour, à voir ce qui se passe dans un champ qui se veut tout à la fois la dénonciation du fétichisme de l'écrit-livre-texte et le prolongement («ouverture») voire l'«accomplissement» du mouvement des avant-gardes visuelles et sonores du 20e siècle, dans un lien renouvelé avec la société dans laquelle elle s'inscrit (poésie numérique + performance) et le temps qui passe (poésie numérique + évolution technologique, conservation), en tenant compte de ses spécificités structurales (programmation, interaction, hasard), phénoménologiques (transformation par l'écran de tout texte en image) et des singularités de chaque geste créatif — UPDATE ! donc.

Philippe Castellin, UPDATE !, Dernier Télégramme, 64 p., 14 €



ARTS ROI PAS KO

"Mon équation est plus savante que moi"
(Paul Dirac)


En 1984, Oskar Pastior, alors à Rome, trouve, dans la bibliothèque de la villa Massimo, les Œuvres de Johann Peter Hebel dont il reprend certains titres de récits pour composer des poèmes-anagrammes. Voilà pour le contexte.

Faire des puzzles, chercher des contrepèteries, lire le journal et quelques bons auteurs, regarder la télé, marcher consciemment des deux pieds sur le gravier, emplois du temps compliqués et certaines techniques de respiration ou de dénombrement. Voilà pour les exercices préparatoires.

«De l'estomac à la nuit le rapport est de jeûne, de vide. Les anagrammes sont des affaires nocturnes qu'on n'écrit pas. Elles se fraient un passage, ce n'est pas inhabituel, de dessous l'absence. De cette frugalité envers le vide, la psychologie elle-même est absente. Qui fait les anagrammes? Il n'y a pas d'apparence qui trompe. Au mieux les anagrammes ne sont faites par personne, chaque anagramme est parfaite. Le faible pourcentage que leur poussée fait accéder à la signification est pur hasard. Nous sommes limités. Frugalement nous nous contentons du faible pourcentage. Le procédé n'offre pas d'intérêt — si ce n'est qu'il nous contraint au jeûne quand la ligne "lève". Alors les absents se mettent à gargouiller. L'anagramme transcrit un étonnement sans qu'il y ait d'étonné, non pas mon étonnement mais l'étonnement d'une conversion sans transition. Dans l'anagramme le rapport de l'auteur à la ligne est le même que celui de l'absence au lecteur — c'est une constellation pas du tout privée. Tout est à découvert. De cette "publicité" chaque texte, évidemment, participe. Un estomac vide est inhérent à chaque bribe de texte. La poussée est constamment reconduite. Apprendre à lire nous apprend à perdre la frugalité — il y eut un temps où chacun pouvait lire toutes les anagrammes. Alors c'était la nuit.» Voilà pour les anagrammes[18].

Oskar Pastior, 21 Poèmes-anagrammes, Théâtre Typographique, 120 p., 18 €



ACQUAVIVA ET EAU STAGNANTE ITOU

Derrière la salle de bains, il y a la façade, est une maison d'édition fondée en 1995 par Marie-Laure Dagoit, parfois une fenêtre, qui a notamment publié William Burroughs, Allen Ginsberg, John Giorno, Christophe Tarkos, les murs où passent les tuyaux, abrite la collection Acquaviva (Frédéric), créée en 2008, qui comporte aujourd'hui douze titres, l'eau courante à tous les étages et l'eau stagnante itou (ici dort Isou), tant les conduits d'un lettrisme bavard et prétentieux, grand capharnaüm totalisant (lire Le lettrisme de Roland Sabatier), charriant la rouille, d'une maladie parfois nous submergent, dont voici les quatre premiers, livrets agrafés, format A6, "à boire et à manger" (répandre le chaud et le froid), mais c'est aussi notre histoire (documents) — La vie d'artiste de Gil Wolman par les dates de ses publications et expositions de 1929 à 1976, je recommande aussi Défense de mourir édité chez la concurrence (c'est Allia), Afin de prendre date de Jean-Louis Brau, une expérience en Angleterre de 1962, Lettre ouverte à mes créanciers de Gabriel Pomerand, où l'auteur explique qu'il vole en contrepartie de ce qu'il apporterait à la société (sa poésie) et, enfin, un entretien de 1951 d'Isidore Isou avec le journaliste Joseph Barry, Isou is everything : "Je suis Marx, Joyce, Baudelaire! Pourquoi devrais-je parler de détails?"

Gil Joseph Wolman, La vie d'artiste, Derrière la salle de bains, 12 p., 6 €
Jean-Louis Brau, Afin de prendre date, Derrière la salle de bains, 12 p., 6 €
Gabriel Pomerand, Lettre ouverte à mes créanciers, Derrière la salle de bains, 12 p., 6 €
Isidore Isou, Isou is everything, Derrière la salle de bains, 16 p., 6 €



UN CAR POSTAL, UNE CARTE POSTALE[19]

"Il suffit de changer l'ordre des mots pour changer les mots d'ordre."
(Manuel Joseph)


(Car) la poésie prend ici du volume.

Fruit jaune (postal?) d'une exposition, exhibiting poetry today : manuel joseph, le livre de Thomas Hirschhorn que fait paraître le cneai marque, on l'aimerait, un moment important dans une histoire souvent d'ignorance réciproque, ou quand l'art vient au secours de la poésie d'aujourd'hui, exhibant alors certains enjeux majeurs de l'écriture contemporaine — la langue qui bégaie, la langue qui creuse, les détournements et les dispositifs — dont Manuel Joseph se trouve ainsi, et par hasard (amitié), être le digne représentant, et où l'on voit vite, dès les premières pages, en quoi la poésie, tenue ici à bout de bras, aurait de quoi marcher toute seule si on voulait bien lui donner la place qu'elle mérite (?), ce serait certes un autre monde, tant les livres de Manuel Joseph — dont rendent compte trois articles critiques — que leur absence — papiers reproduits, griffonnés, cartes postales, tickets de caisse, etc. dialoguant si bien avec ce que l'on connaît de Thomas Hirschhorn — sont au cœur des langages de notre époque et de leur rapport total au réel multiple.

Thomas Hirschhorn, Exhibiting poetry today : Manuel Joseph, CNEAI = Éditions Xavier Barral, 512 pages, 39 €






"Ce travail est un disque ou une pièce de monnaie posée sur la tranche"[20]. Essayer alors de le garder en équilibre le plus longtemps possible. La composition duelle du livre nous aide : textes & photos | textes fictionnel & référentiel | textes fictionnel de la "semaine hantée" & des "cagoules blanches". Manuel Joseph a construit un récit semi-conducteur[21] avec des documents militaires et le récit à la première personne d'un personnage à la dérive[22]. Il s'agit de pathologies à conjurer. Vérifier que la porte de la deuxième chambre est bien fermée, s'assurer que le kyste de la subversion a été extirpé sont leurs actions conjointes. Sécurité. "n'est plus assurée". "Je ne vais pas bien" comme ne cesse de le répéter le personnage principal. Chercher à structurer son temps. Trouver l'ordre des choses. On assiste à l'émergence d'une parole. Instable, finalement en toute logique, la pièce finit par tomber. C'est pile.

Manuel Joseph et Myr Muratet, La Sécurité des personnes et des biens, P.O.L, 160 pages, 28 €






L'Archive du Coup de dés est l'enquête détaillée et passionnante de la réception de l'un des derniers poèmes de Mallarmé[23] qui fut, et demeure? l'étendard d'une certaine modernité poétique, la référence de nombreux courants littéraires aussi différents que peuvent l'être l'existentialisme, le structuralisme et la poésie concrète, par exemple, mouvements qui tous trois s'en réclamèrent. Cette histoire, placée sous l'auspice méthodologique de l'archéologie foucaldienne, questionne donc la doxa qui fait de ce poème l'origine des avant-gardes historiques et analyse en finesse tant la réception en discours – à l'articulation des références "positives" au texte de Mallarmé, et de ses enjeux pragmatiques et esthétiques – que la réception en actes – sa transposition dans le système des arts, mais également hors de celui-ci dans le champ de la pensée spéculative – de ce poème qui est au centre d'interrogations sans cesse renouvelées.

Thierry Roger, L'Archive du Coup de dés, Classiques Garnier, 1062 pages, 95 €







La faute à Mallarmé défend l'idée que la théorie littéraire des années 1960 à 1980 "n'a pas été l'agent d'un irrésistible déclin de la littérature […], mais au contraire un moment de résistance" (p. 11).
Pourquoi alors considérer systématiquement le (post-)structuralisme comme une tentative de prise de pouvoir et un positionnement stratégique dans le champ institutionnel? pourquoi adopter, du coup, un ton désinvolte qui ne rend pas justice aux enjeux théoriques de l'époque? Ainsi, je ne pense pas que la thèse de la mort de l'auteur fut "une affaire rentable" (p. 65), c'est-à-dire une ruse de théoricien destinée à le substituer à l'écrivain, mais plutôt qu'elle permit de renouveller l'approche critique des textes en la débarrassant notamment de la prétendue intention de l'auteur. De même, la question n'est pas et n'a jamais été de savoir quels seraient "les bénéfices" (p. 112) de l'intraductibilité de la poésie, mais bien plutôt en quoi la spécificité du langage (poétique), sa matérialité, la fonderait et à quelles conditions.
On ne peut que rêver de tels débats aujourd'hui.

Vincent Kaufmann, La faute à Mallarmé, Seuil, 236 pages, 23€



Nanni Balestrini, Blackout, Entremonde, 130 pages, 12€





Qui mieux que le philosophe le poète n’a su que tout dire n’a jamais été possible choisissant donc de Thomas Huber – comment s’en étonner rapport au langage ? accompagne sa peinture, il est là avant, après, souvent figuré, c’est pourquoi on doit considérer que ces conférences font partie de son travail, alors que dans le courant moderniste, écrit-il, « par refus de la parole, les tableaux se sont appauvris, ils ont disparus à mesure qu’ils se sont refusés au mot » (p. 145) – Le conférencier[24] 1997 représente un personnage de face également peintre-spectateur gris bouche ouverte parle se parle (sa tête sur le « me ») entouré de trois murs blancs couverts d’un texte rouge tente ainsi de s’échapper par la parole dans l’image enfermé pourtant vous le voyez il y a une porte par laquelle « je » pourrais (m’en) « sortir », sauf à oublier que « l’on ne sort pas des arbres par des moyens d’arbre »[25].

Thomas Huber,
Mesdames et Messieurs. Conférences 1982-2010, Mamco, 656 pages, 35 €



Thomas Huber, Le conférencier, 1997












[
1] C'est un caractère bâton (ou sans serif) géométrique très proche de la Futura.

[2] Ces textes ont précédemment été publiés dans les carnets de l'octéor, ailleurs, robho et open entre 1962 et 1968.

[3] L. Weiner oppose son travail à la poésie qu'il caractérise de façon classique et limitative comme étant "à propos de l'intraduisible, de réactions ineffables et d'émotions entre les humains"; interview par  P. Rosenzweig, 1990, citée par B. Pelzer, Les Cahiers du Mnam, n°77, automne 2001, p. 13.

[4] …et auquel je recommande également le coussin, "amazing object by Lawrence Weiner", reprenant la première de couverture, 20 exemplaires, signés par l'auteur, 1200€ la pièce — 100% art-business! Cf. http://www.onestarpress.com.

[5] Né à Saint-Brieuc, en 1926, il appartient à ce mouvement fondé en 1960 avec Y. Klein, J. Tinguely, J. M. de la Villeglé, César, Arman, Christo, P. Restany, etc.

[6] En fait, il se définit comme un inaction painter. Mais comme l'écrit P. Forest, c'est un "peintre qui ne peint pas, écrivain qui n'écrit pas, il intervient dans l'espace intermédiaire qu'il invente et où se trouvent mises en place les conditions d'un mouvement perpétuel, d'une circulation infinie", in Raymond Hains, uns romans, p. 133.

[7] R. Hains et J. M. de la Villeglé, "L'intrusion du verre cannelé dans la poésie", 1953, in J'ai la mémoire qui planche, éditions du Centre Pompidou, 2001, p. 70.

[8] "Les artistes cessent de fabriquer de l'art pour devenir des abstractions personnifiées", dit Hains. Ce que P. Forest explique ainsi : "l'art ne se définit plus comme production d'un objet doté de qualités esthétiques spécifiques par lesquelles une certaine image du monde se constituerait en vue de l'édification ou de la gratification du spectateur. Il devient une expérience — qui se monnaye sans doute en mots ou en formes — d'engendrement par lui-même du sujet", l'oeuvre étant le blason de l'artiste , op.cit. pp. 150 et sq.

[9] Par poésie-pas-poésie, j'entends au contraire une poésie désaffublée du lyrisme qui lui est habituellement associé et libérée des formes traditionnelles du vers — ajoutant ou substituant aux qualités formelles des dispositifs contextuels.

[10] On peut cependant regretter que les éditions Gallimard ne se soient pas payé des reproductions en couleurs. Pour un bon aperçu photographique du travail de Raymond Hains, il faut se reporter au catalogue paru au centre Pompidou en 2001.

[11] "Connaissons bien de quelle difficulté à se promettre notre onde en premier lieu sourcille…"

[12] Comme le seraient les polygames et les rappeurs selon les propos d'un ministre et de 200 élus de la majorité (sic).

[13] JLG chuchotait en 1967 déjà : "Il est sûr que l'aménagement de la région parisienne va permettre au gouvernement de poursuivre plus facilement sa politique de classe et au grand monopole d'en organiser et d'en orienter l'économie sans tenir compte des besoins et de l'aspiration à une vie meilleure de ses 8 millions d'habitants" (2 ou 3 choses que je sais d'elle).

[14] Ce titre reprend celui d'une exposition Christian Dotremont qui s'est tenue à Vevey (Suisse) de septembre 2004 à février 2005, puis qui a été montrée au Danemark et en Belgique. Le texte original de Dotremont est le suivant : " La nuit venue, j'allume un peu d'écriture pour voir". Cf. le catalogue du même nom paru chez Buchet/Chastel en 2004. On trouvera ses œuvres poétiques complètes au Mercure de France (1998).

[15] Malheureusement, le livre lui-même n'est pas toujours exempt de reproches. Les parties lyriques sont faibles. Je trouve également que l'auteur aurait gagné à présenter son ouvrage de façon plus brute, i.e. sans les repères bio/bibliographiques qui l'inscrivent immanquablement dans le monde du spectacle et du marché.

[16] On peut retrouver la poésie numérique de P. Castellin ICI.

[17] Pour lire ses contributions théoriques antérieures, on peut se rapporter à deux articles critiques que l'on trouvera ICI (1999) et (2005).

[18] Cela dit, on peut regretter que le choix éditorial réduise (21 anagrammes sur 67) et obscurcisse le propos, la multiplication des niveaux (une traduction littérale, une recréation d'anagrammes en français, un résumé des histoires de Hebel, des notes, des commentaires, une postface à la postface) n'apportant pas grand chose au texte — posture maniérée, bien loin de la simplicité, la finesse et puissance de la poésie d'Oskar Pastior.

[19] Jeu de mots de 1998. Il y a chez Manuel Joseph des procédés similaires, un exemple littéraire — "un lucal, des lucaux", Exhibiting poetry today : Manuel Joseph, p. 108.

[20] La Sécurité des personnes et des biens, p. 79.

[21] J'appelle "récits semi-conducteurs" des textes qui alternent des énoncés fictionnels et des énoncés référentiels. Pour une analyse des rapports entre réalité et fiction dans les récits semi-conducteurs, lire mon « Ce que peut la fiction », Doc(k)s, en ligne.

[22] On pense ici à William Faulkner et à Jim Thompson.

[23] Le Coup de dés paraît dans la revue "Cosmopolis" en 1897 et est édité en volume par la "NRF" en 1914.

[24] En voici la traduction : « J’ai toujours parlé. Chaque fois que je voyais un tableau, je me mettais toujours à parler. Je parlais par peur. Je n’ai jamais pu contempler un tableau en silence, car les tableaux m’ont toujours fait prisonnier. Chaque fois que je me tenais devant un tableau, j’étais toujours dans le tableau, immédiatement dans le tableau. Voilà pourquoi je parlais, je me sortais des tableaux par la parole. Je me sortais par la parole du mutisme des tableaux qui me retenaient prisonnier » (p. 278).

[25] Francis Ponge, Le parti pris des choses, 1942, Œuvres complètes, Gallimard, 1999, p. 24.