QU'EST-CE QU'UN PERSONNAGE DE FICTION?


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Au cours de cet article, je vais examiner principalement le statut sémantique du personnage de fiction, notamment la façon singulière dont fonctionne son nom, qu'il soit inventé ou identique à celui d'une personne existante — comme le Marco Polo d'Italo Calvino, par exemple.

J'analyserai également l'incomplétude inhérente aux personnages de fiction, autrement dit le fait qu'ils manquent d'un nombre incalculable de propriétés. Ainsi, nous serions bien incapables de dire si Emma Bovary a ou non un grain de beauté sur l'épaule gauche, si l'auteur ne le précise pas. Je tenterai alors de voir quelles sont les inférences valides que nous pouvons tirer de ce que raconte le texte.


In this article, I will mainly examine the semantic status of the fictional characters, in particular the singular way in which its name works, whether it be invented or not — as the Marco Polo from Italo Calvino, for example.

I will also analyse the inherent incompleteness of literary objects. In other words, the fact that they are missing countless properties. Thus, we would be incapable to say if Emma Bovary has or not a mole on her left shoulder if the author doesn't give this detail. I will then try to determine which are the valid inferences that we can extract from the text.


0. INTRODUCTION

Qu'est-ce qu'un personnage de fiction[i]? On peut commencer par dire de façon peu controversée qu'un personnage dans un récit a généralement un nom et un certain nombre de caractéristiques. Ainsi, le protagoniste d'un roman de Cervantes s'appelle Don Quichotte, et parmi les nombreuses propriétés qui sont les siennes dans la fiction, il est maigre, grand lecteur, a pour compagnon Sancho Pança, chevauche un cheval nommé Rossinante et a la fâcheuse tendance à prendre des objets pour ce qu'ils ne sont pas.

Mon étude va alors suivre naturellement cette double caractérisation du personnage. Elle va d'abord examiner le fonctionnement des noms propres dans la fiction pour voir ensuite comment un être incomplet aux propriétés nécessairement limitées doit être traité.


1. LES NOMS DANS LA FICTION

1.1 La théorie de la référence directe

Pour ce qui est des noms propres ordinaires comme Aristote ou Zinedine Zidane, on admet généralement que la théorie de la référence directe, développée dans les années 70, explique leur fonctionnement. Mais que dit cette théorie? Pour résumer, on peut en distinguer deux aspects. Un aspect structurel et un aspect historique ou causal[ii].

Sous son premier aspect, la théorie de la référence directe prétend que la signification d'un terme singulier est constituée par le référent lui-même. Autrement dit, contrairement aux théories frégéennes de la référence, un nom propre dénote directement son objet, sans passer par des définitions identifiantes ou un sens pour le caractériser. Dans la version modale de S. Kripke, les termes référentiels singuliers du langage sont des désignateurs rigides, à savoir qu'ils désignent le même individu dans tous les mondes possibles. Quant au second aspect de la théorie de la référence directe, il explique la référence à un objet par le lien historique ou causal qui relie un terme singulier à son porteur. Ainsi, c'est généralement un acte de baptême qui rattache une personne à son nom.

Un des nombreux avantages de la théorie de la référence directe, c'est d'avoir théorisé l'indépendance entre la référence et un ensemble de descriptions définies. Un être possède un nom qui se réfère à lui, même si l'ensemble de ses propriétés est inconnu, variable ou différent de ce que quelqu'un croit. Ainsi, "Aristote" n'est pas le nom de celui qui écrivit La Poétique et le De Interpretatione, puisque si un jour des preuves irréfutables établissaient que ces textes furent écrits par une autre personne, par sa femme Pythias par exemple, cette découverte n'impliquerait pas que Pythias est Aristote, ni qu'Aristote cesserait d'être Aristote. De même, lorsqu'on prétend de Zidane qu'il aurait pu ne pas jouer au Real de Madrid, ou même ne pas avoir fait de football, c'est bien de Zidane que l'on parle, indépendamment des descriptions qui lui sont attachées. C'est pourquoi, sans examen complémentaire, mais comme nombre de philosophes contemporains, je me propose d'accepter la théorie de la référence directe.


1.2 Un problème pour la théorie de la référence directe?

Mais qu'en est-il de cette théorie dans l'analyse des noms propres vides, c'est-à-dire des noms propres qui n'ont pas de référent, comme les noms de la fiction? Il semblerait alors que la théorie de la référence directe éprouve quelques difficultés à interpréter ces expressions. En effet, comme le souligne K. Donnellan, les énoncés existentiels négatifs "semblent se référer à quelque chose seulement en disant de cette chose qu'elle n'existe pas. Comment peut-on dire quelque chose de ce qui n'existe pas?"[iii]

Autrement dit, si ce qu'un énoncé existentiel négatif dit est vrai, l'expression singulière qui contient le nom propre vide n'a aucune signification, elle n'exprime aucune proposition puisqu'elle manque d'un référent seul à même de donner un contenu à la proposition. Alors comment expliquer la signification apparente des noms propres vides?

Une des solutions pour résoudre ce problème consisterait à accepter l'engagement ontologique du nom propre vide (ou fictionnel) et à prétendre, comme certains le préconisent, que dans la fiction les référents des noms fictionnels sont des individus inexistants (A. Meinong et T. Parsons) ou des individus existants dans des mondes possibles (D. Lewis et R. Howell)[iv]. Autrement dit, faut-il en vertu de la forme logique des noms s'engager dans l'existence d'objets fictionnels? C'est ce que proposent ces deux courants de philosophes "inflationnistes" qui, outre des individus réels, admettent des individus fictionnels comme référents des occurrences des noms propres dans les récits.

Au-delà des nombreux problèmes que rencontrent de telles théories et sans pouvoir discuter ici de leur contenu, je les exclus d'emblée par l'adoption méthodologique d'un réalisme référentiel selon lequel seuls les objets existants ou actuels sont susceptibles d'être dénotés. D'après moi, et en vertu de la théorie de la référence directe, les noms fictionnels ne désignent aucun objet, puisqu'il n'y a rien dans le mobilier du monde qui corresponde à ces noms. Comme l'énonce l' "axiome d'existence" de J. Searle, "tout ce à quoi on réfère doit exister"[v].

En fait, à la différence de Russell pour qui l'identité d'un nom logiquement propre dépend de l'existence d'un référent pour ce nom — sinon il cesse d'être un nom ou un mot pour n'être que du bruit —, la théorie de la référence directe offre par son aspect historico-causal un espace logique pour la notion de noms propres vides. En effet, d'après Donnellan "«N n'existe pas» est vrai si et seulement si l'histoire de cet usage se termine par un blocage (block)". Selon lui, dire du Père Noël qu'il n'existe pas revient à dire du nom "Père Noël" qu'il n'a pas de référent. Ainsi, l'échec référentiel d'un nom comme "Père Noël" implique le nom "Père Noël", sans devoir admettre un quelconque objet inexistant qui en serait le référent.

C'est pourquoi les défenseurs de la théorie de la référence directe peuvent respecter le choix métaphysique de Russell (parler du Père Noël, ce n'est stricto sensu parler de rien) sans devoir en payer le prix linguistique (l'expression "Père Noël" est bien un nom propre). Autrement dit, l'échec sémantique d'un terme vide (la chaîne historico-causale finit par une obstruction) n'a pas d'incidence sur le statut linguistique de ce terme (il reste un nom propre).


1.3 La proposition de Jérôme Pelletier

Récemment, J. Pelletier a développé une théorie positive des noms propres dans la fiction, dans le cadre de la théorie de la référence directe — revendiquant ainsi une unité de traitement sémantique des noms fictionnels et extra-fictionnels[vi].

Pelletier pense que les noms fictionnels possèdent une signification linguistique — en particulier (a) la propriété de référentialité-type et (b) un mode de présentation linguistique — ainsi que (c) une signification cognitive. On peut schématiser son point de vue de la façon suivante :

(a) Référentialité-type
Linguistique
(b) Mode de présentation linguistique
Nom fictionnel  Signification --------------------------------------------------------------------------- Référent
Cognitive (c) Mode de présentation psychologique


(a) Pelletier défend l'idée que la référentialité des noms en général est une propriété non relationnelle, autrement dit une propriété indépendante de l'existence ou non d'un référent pour ce terme. Selon lui, il n'y a pas de contradiction entre la théorie de la référence directe et l'admission d'un niveau de référentialité non relationnelle, si l'on distingue avec F. Recanati les propriétés de référentialité-type et de référentialité-occasionnelle (ou token) d'un terme[vii].

Ainsi, dans des contextes où leurs tokens n'ont pas de référent, comme dans la fiction par exemple, les termes référentiels-types conservent leur référentialité linguistique — un terme référentiel signifiant toujours qu'il a un référent. Pelletier compare cette situation à celle de la jauge d'un véhicule qui signifie fonctionnellement que le réservoir est vide même s'il ne l'est pas.

"Don Quichotte" est donc un terme qui possède la propriété linguistique de la référentialité-type, autrement dit qui montre qu'il est directement référentiel, bien qu'il ne dénote aucun référent.

(b) Pour Pelletier, la référentialité n'est pas la seule caractéristique de la signification linguistique. En effet, celle-ci réside aussi dans le mode de présentation linguistique, c'est-à-dire en une condition descriptive qu'un objet doit satisfaire pour être le référent d'une expression référentielle. Selon cette interprétation "indexicale"[viii], la description "le porteur de «N»" ou le concept "être appelé «N»" constitue le caractère du nom "N", il lui donne sa signification linguistique descriptive, sans que l'on ne sache ni doive savoir si "N" existe. Par exemple, le mode de présentation linguistique de "Don Quichotte", c'est "le porteur de «Don Quichotte»" ou "être appelé «Don Quichotte»".

(c) En outre, à la différence d'autres théoriciens de la référence directe comme D. Kaplan ou J. Perry, Pelletier, suivant en cela les analyses de Recanati, dissocie la fonction cognitive ou le mode de présentation psychologique de la signification linguistique. Il distingue du mode de présentation linguistique, qui est descriptif et constant, un mode de présentation psychologique (ou pensée) de l'objet, qui est de re et relatif au locuteur[ix].

Ainsi, pour le locuteur et l'auditeur de l'énoncé "Je suis suisse", le mode de présentation linguistique de la référence de l'expression "je" est le même (toute occurrence de "je" désigne le locuteur de cette occurrence), alors que le mode de présentation psychologique de la référence de "je" semble différer pour le locuteur et l'auditeur. En effet, le locuteur pense à lui-même à la première personne (il possède le concept subjectif ego) alors que l'auditeur pense au locuteur à la troisième personne. Autrement dit, le mode de présentation psychologique est constitué de concepts non descriptifs dont la possession requiert soit une connaissance directe de la référence (le concept d'ego associé à "je", par exemple), soit un lien informationnel direct ou indirect avec celle-ci (comme des entrées encyclopédiques associées aux noms propres).

Plus concrètement, lorsque nous pensons au référent d'un nom propre, il arrive que l'entité qui est le référent du nom propre soit associée dans notre pensée à des modes de présentation psychologique ou à des représentations mentales particulières. Ces concepts, éventuellement en notre possession lorsque nous pensons au référent d'un nom propre, constituent un corpus d'informations sur le porteur du nom propre qu'on appelle "fichier" ou "dossier" dans la littérature psycholinguistique.

Mais qu'en est-il alors de la signification cognitive des noms fictionnels, qui n'ont pas de référent?

Pelletier introduit la notion de "dossier d'informations sur un porteur inexistant", c'est-à-dire d'un dossier qui serait mentalement associé par le lecteur de fiction à un nom fictionnel. Le mécanisme de construction d'une signification cognitive sur le porteur du nom serait identique, que ce porteur soit fictionnel ou extra-fictionnel.

Faut-il en conclure qu'on pense au porteur supposé d'un nom fictionnel d'une manière descriptive, et ce en contradiction avec la théorie de la référence directe?

Pelletier évite cette conclusion en recourant à la distinction entre le fait pour un nom d'être associé à une description (ou ensemble de descriptions) et le fait d'être introduit par une description (ou ensemble de descriptions). D'après lui, les noms fictionnels ne sont pas des noms descriptifs au sens de G. Evans[x]. Selon Pelletier, un nom fictionnel n'est pas un nom introduit en connexion avec une description (ou ensemble de descriptions), mais utilisé comme un nom simplement associé à une description (ou ensemble de descriptions). Ce qui occulte cette distinction dans le cas de la fiction, nous dit-il, c'est le fait que la référence d'un nom fictionnel n'étant "connue" que par description, on en infère indûment qu'un nom fictionnel est utilisé par les auteurs ou les lecteurs comme un nom descriptif.

En fait, tous les concepts associés au nom fictionnel constituent autant de mode de présentation de re de la référence du nom propre, puisque l'objet que les descriptions visent à identifier est déterminé indépendamment du fait qu'il satisfait ces descriptions : il est l'objet qui est relié au dossier comme étant sa référence et non l'objet qui satisfait les descriptions figurant dans le dossier, écrit-il.

Mais comment expliquer alors qu'il y aurait dans la fiction des modes de présentation de re, sans référent?

D'après Pelletier, il est supposé, par une convention propre à la pratique de la fiction, que le narrateur du récit possède des informations concernant les porteurs du nom, des informations que l'auteur rapporte sous forme de descriptions pour les présenter au lecteur. Le narrateur ferait donc fonction d'expert pour notre utilisation des noms fictionnels, comme les scientifiques font fonction d'experts dans notre utilisation des termes d'espèce naturelle dans la théorie de H. Putnam[xi].

Par conséquent, les pensées fictionnelles, c'est-à-dire les pensées communiquées par des énoncés dans lesquels figurent des noms propres fictionnels, sont des pensées de re sans res (objet), d'après Pelletier. Ce sont des pensées de re, car si un individu venait à correspondre aux expressions nominales ou descriptives du texte, cet individu réel ne saurait être celui vers lequel les pensées du lecteur étaient dirigées, puisque le lecteur n'employait pas ces expressions pour représenter descriptivement un individu.

La notion de pensée de re sans res permet selon Pelletier de rendre compte de nos intuitions sur l'intentionnalité des pensées fictionnelles, notamment l'intuition que ces pensées sont "focalisées" sur des individus particuliers, qu'elles visent des objets spécifiques dont on fait semblant qu'ils existent[xii].


1.4 Critique de la proposition de Jérôme Pelletier

La conception de Pelletier me paraît contestable pour de nombreuses raisons. Je vais présenter quelques critiques à sa thèse. Ensuite, je vais brièvement exposer la théorie descriptiviste des noms propres fictionnels, bien plus prometteuse à mon avis. J'essaierai, pour conclure cette partie consacrée aux noms dans la fiction, de répondre aux objections qu'on lui adresse habituellement.

Je vais reprendre dans ma critique les niveaux d'analyse du sens des noms fictionnels tels qu'ils ont été présentés par Pelletier.

(a) A trop vouloir une vision purement sémantique du langage, Pelletier néglige selon moi un aspect pragmatique capital de la fiction.

Pour aller vite[xiii], je pense qu'il y a deux opérations pragmatiques fondamentales en oeuvre dans la fiction, ce que j'appelle (i) la suspension de toute prétention à la validité des énoncés dans la fiction (pas de référent) et (ii) l'importation ou l'emprunt du langage référentiel dans la fiction (sens habituel).

(i) Je partage donc avec Searle l'idée que dans la fiction, il existe un ensemble de conventions extra-linguistiques, non sémantiques, qui suspendent l’opération normale des règles verticales (sémantiques) reliant les actes illocutoires et le monde, annulant ainsi le fonctionnement normal de l'assertion.

(ii) Cela dit, l'emploi fictionnel du langage est tributaire ou dérivé de son emploi référentiel habituel. Ainsi, le sens des énoncés fictionnels est fixé par le sens des mots dans leur emploi référentiel. Comment imaginer l'histoire du Petit Chaperon Rouge, par exemple, dans une société sans discours sérieux, c'est-à-dire dans une société où l'extension des concepts "petit", "chaperon" et "rouge" ne serait pas donnée. Il y aura forcément un moment où il faudra que nous sachions ce qu'est un loup, un animal, et ce que signifie "dangereux", pour pouvoir comprendre l'histoire. C'est pourquoi je dis qu'en quelque sorte on importe ou emprunte toute la langue lorsqu’on rédige une fiction. Plus précisément, on emprunte le sens habituel d'un terme (constitué dans le discours référentiel), mais aussi sa nature (GN, adjectif, etc.), sa fonction syntactique (sujet, CV, etc.) et ses propriétés sémantiques (référentialité, marque d'unité-pluralité d'un déterminant, etc.). Autrement dit, on assiste à un transfert (quasi-automatique) de l'ensemble de nos compétences linguistiques dans la fiction. Par conséquent, la simple présence d'un mot ou groupe de mots ayant la forme d'un nom et se trouvant dans la position syntactique adéquate mobilise notre connaissance du fonctionnement premier des noms propres et nous invite à le considérer comme un nom, avec les caractéristiques qui lui sont habituellement associées (la référentialité notamment).

C'est pourquoi je ne pense pas que les noms fictionnels possèdent la référentialité-type, mais que, dans la fiction, on emprunte ou on mentionne une propriété sémantique des noms dans leur usage habituel, à savoir leur référentialité. Autrement dit, je crois que c'est parce qu'un nom propre possède la propriété de la référentialité que, d'un nom dans la fiction empruntant cette caractéristique, nous faisons semblant qu'il aurait un référent[xiv].

Le parallèle avec la jauge d'un véhicule est fort éclairant : Nous avons vu que Pelletier compare la référentialité-type de tous les noms (même sans référents) à une jauge qui indiquerait fonctionnellement que le réservoir est vide (même si ce n'est pas le cas).

Si l'on veut comparer le fonctionnement des noms fictionnels à celui de la jauge, je ne crois pas qu'il faille considérer les situations normales d'emploi d'une jauge, car on sait a priori qu'un nom fictionnel ne fait référence à personne. Je pense qu'il serait plus juste d'envisager son usage dans une installation artistique, par exemple, où elle ne fonctionnerait pas comme jauge et n'entendrait pas le faire, mais où, simultanément, elle citerait ou mentionnerait son fonctionnement habituel. Autrement dit, je pense que la comparaison avec la jauge dans des situations habituelles vaut pour l'usage référentiel des noms propres, mais il est peu plausible d'imaginer qu'un nom fictionnel indique ou signifie qu'il a un référent dans la fiction. Il serait plus juste de concevoir qu'un nom fictionnel cite ou emprunte la référentialité, comme une jauge signifierait son fonctionnement habituel dans une installation post-dadaïste.

La fiction serait donc pour le langage comme la situation artistique pour la jauge, à cause d'une contrainte pragmatique s'exerçant sur l'ensemble d'un texte fictionnel on cesserait de représenter quoi que ce soit.

(b) Je ne m'arrêterai pas à l'idée, pourtant contestable, qu'un nom propre possède un mode de présentation linguistique semblable au caractère des indexicaux, ni à la prétendue valeur informative de cette description.

(c) Par contre, je vais examiner le sens cognitif des noms fictionnels, leur mode de présentation psychologique.

D'abord, l'idée de pensées de re sans res me paraît difficile à accepter. En effet, comme le reconnaît Pelletier lui-même : une pensée de re, "c'est une pensée liée à un objet particulier ou dirigée sur un objet de façon telle que si cet objet particulier n'existe pas, […] aucune pensée ne peut être communiquée ni saisie par un auditeur de la phrase"[xv].

En fait, si Pelletier conçoit de telles pensées, c'est parce qu'il prétend qu'elles correspondent à "une activité pensante réelle de la part de l'auteur et du lecteur". Ce qu'il veut exclure, par cet appel à notre pratique, c'est que le contenu de nos pensées sur un personnage puisse hasardeusement porter sur n'importe qui d'entre nous qui aurait les mêmes caractéristiques que ce personnage. Autrement dit, il veut rendre compte du fait que nous n'avons pas des pensées descriptives sur un personnage de fiction, i.e. des pensées susceptibles d'être satisfaites "de l'extérieur", par quiconque correspondrait à cet ensemble de descriptions, mais des pensées dirigées sur un personnage particulier. Pelletier est alors conduit à réinterpréter la notion de pensée de re de façon "minimaliste". Mais cette focalisation sur un personnage peut s'expliquer autrement, sans pensées de re sans res, par définition contradictoires ou dénaturées. J'y reviendrai.

Ensuite, nous avons vu que Pelletier distingue un nom associé à une description (ou ensemble de descriptions) d'un nom introduit par une description (ou ensemble de descriptions). Sa conclusion, c'est que les noms fictionnels ne sont pas des noms descriptifs. Il soutient que, comme la référence d'un nom fictionnel n'est "connue" que par description, on en inférerait faussement qu'un nom fictionnel est utilisé par les auteurs et lecteurs comme un nom descriptif. En fait, Pelletier postule ce qu'il doit démontrer, à savoir que cette distinction est effective dans le cas des noms fictionnels et que l'on pourrait individuer un personnage de fiction autrement que par un ensemble de descriptions.

Je pense au contraire qu'il n'est pas possible de faire cette distinction dans le cas des noms fictionnels. Chaque nom dans la fiction est en quelque sorte introduit par une description. Un nom dans la fiction ne peut pas être associé à une description, puisque cela présupposerait que la "référence" serait donnée indépendamment de toute description (sinon à quoi servirait le nom propre?), ce qui ne se peut pas. Autrement dit, la distinction entre un mode de présentation et un objet, ou entre une attitude épistémique et une attitude ontologique, n'a aucun sens dans la fiction.

Enfin, pour Pelletier, le fait que les noms fictionnels, et les descriptions auxquelles ils sont associés, sont utilisés comme autant d'informations sur leur référence (et pas comme des intermédiaires) s'explique par la supposition que le narrateur du récit aurait des informations concernant les porteurs des noms.

Mais la supposition que le narrateur du récit possèderait des informations supplémentaires sur un personnage ou qu'il entretiendrait avec lui un rapport épistémique privilégié est absolument gratuite. On ne peut pas attribuer une connaissance directe d'un personnage, c'est-à-dire une perception et une réflexion, à un autre personnage — à moins de postuler que les personnages existent réellement dans un monde possible comme le fait Lewis, ce que se refuse à envisager Pelletier. Que le narrateur soit souvent supposé omniscient ou qu'il soit fictionnellement le cas qu'il connaisse le personnage ne permet en rien d'assurer des pensées de re. C'est uniquement une partie du processus de faire-semblant.

Ainsi, me semble-t-il, tout l'édifice de re censé expliquer le fait indéniable que nous visons ou suivons la trace d'un personnage dans une fiction s'écroule pour avoir été, pour ainsi dire, "accroché dans les nuages" (à la prétendue connaissance du narrateur).


1.5 Le descriptivisme

Au contraire, la théorie "descriptiviste" me semble être à même de rendre compte du fonctionnement des noms propres dans la fiction. Mais en quoi consiste-t-elle?

Qu'elle soit d'inspiration russellienne ou frégéenne[xvi], cette théorie affirme la même chose, à savoir que les noms fictionnels ont un contenu descriptif. Autrement dit, la contribution d'un nom fictionnel à une proposition est donnée par une description ou un ensemble de descriptions. Cette théorie est habituellement formulée en disant qu'un nom fictionnel "abrège" un ensemble de descriptions définies. Cette approche est motivée par le constat que tout lien causal ou empirique avec les référents hypothétiques des noms fictionnels, en particulier tout mode de présentation non descriptif dans la perception de ces référents, est a priori exclu.

Comme l'écrivent P. Lamarque et S. H. Olsen : "la façon dont sont les choses (dans la fiction) est déterminée par le fait qu'une énonciation fictive décrit comment elles doivent être. Cela indique le contraste avec la vérité, car la façon dont les choses sont (dans le monde) n'est pas déterminée par une quelconque énonciation"[xvii]. Autrement dit, à partir de cette nature "aspectuelle" (aspectival) du contenu fictionnel, ils analysent les noms fictionnels comme des noms sans dénotation, mais qui possèdent un sens frégéen. Ainsi le sens d'un nom fictionnel est "donné par les descriptions dans ou dérivable d'un texte source qui introduit le nom" (p. 83). Par exemple, le sens du nom "Emma Bovary" est donné par des descriptions comme : la femme appelée "Emma Bovary", qui épousa Charles, qui se rendit au bal de la Vaubyessard, qui fut déçue par son mariage, qui se suicida, etc.

Les noms, comme tout état de choses dans la fiction, sont présentés "sous description" (under a description) ou, mieux, ils sont constitués (constitued) par le contenu prédicatif des descriptions. C'est pourquoi, selon eux, les états de choses fictifs doivent leur identité à leur mode de présentation. Et c'est le sens descriptif d'un nom fictionnel qui donnera son contenu au faire-semblant du lecteur.

Ainsi, pour reprendre les termes de Pelletier, le descriptivisme revient à traiter les descriptions qui figurent dans un texte de fiction non pas comme simplement associées à un nom fictionnel au niveau de la signification cognitive, mais comme donnant la contribution propositionnelle du nom fictionnel, qui ne serait pas vide, comme le pense Pelletier, mais strictement conceptuelle; ce serait une contribution à une proposition générale.

Voilà présenté schématiquement le coeur de la théorie descriptiviste.


1.6 Trois difficultés pour le descriptivisme et quelques réponses possibles

Mais admettre une relation de synonymie entre un nom fictionnel et un ensemble de descriptions conduit à trois difficultés communément admises :

a) Les pensées basées sur les phrases de la fiction dans lesquelles figure un nom fictionnel sont focalisées sur un individu inexistant particulier et non sur un individu quelconque qui viendrait éventuellement satisfaire un certain contenu propositionnel descriptif. Comment le descriptivisme peut-il rendre compte de cette focalisation, de cette visée, du fait indéniable que nous avons l'impression, en tant que lecteur, de suivre quelqu'un dans le livre que nous lisons? En outre, il se pourrait, d'après cette théorie, qu'un nom fictionnel fasse accidentellement référence à un individu réel qui satisferait l'ensemble des descriptions "télescopées" dans le nom. Pourtant, ce n'est pas de lui que parlait l'auteur.

Currie n'accepte pas la possibilité qu'un nom fictionnel fasse accidentellement référence à quelqu'un qui posséderait les caractéristiques du personnage en question. Il distingue le fait pour une phrase d'être vraie de tel ou tel, du fait de porter sur tel ou tel. Une histoire peut être vraie de quelqu'un sans porter sur cette personne, si par exemple son auteur n'a jamais entretenu de croyances sur cette personne. Ce qui fait pour Currie qu'un texte concerne quelqu'un plutôt que quelqu'un d'autre, c'est le fait que "l'auteur fictionnel" (le narrateur) a connaissance des activités du personnage, Holmes par exemple, et qu'il les inscrit dans le texte que nous lisons, ce qui n'est pas vrai du "Holmes réel", dont C. Doyle (et le narrateur) ne sait rien par définition.

Nous ferions donc semblant que le narrateur a quelqu'un à l'esprit lorsqu'il nous raconte l'histoire de Holmes, i.e. le Holmes dont parle l'histoire. Autrement dit, faire semblant comme lecteur qu'un personnage particulier est décrit dans une énonciation fictive, c'est aussi faire semblant que celui qui raconte cette histoire a en tête des gens particuliers.

b) La théorie descriptiviste paraît incapable de rendre compte des propriétés modales des individus fictionnels. En effet, il n'a pas l'air possible d'y penser sans contradiction que le porteur du nom aurait pu ne pas avoir telle ou telle propriété. Cependant, il semble vrai dans l'histoire "que l'identité d'Holmes n'est pas attachée à ses exploits en tant que détective. C'est-à-dire qu'il est vrai dans l'histoire que si Holmes n'avait pas fait les choses décrites dans l'histoire, il aurait toujours été Holmes, il aurait toujours été identique à lui-même"[xviii].

Ainsi, Currie remarque que considérer les noms fictionnels comme des descriptions complexes ne paraît pas rendre compte de nos intuitions à propos des histoires de fiction et de ce qui est vrai en elles. Par exemple, il est vrai dans l’histoire que "Holmes pourrait n’avoir jamais fait les choses décrites dans les histoires" (où Holmes est supposé être un terme référentiel). Il semble donc bien y avoir quelqu'un dont on dit qu'il aurait pu faire autre chose (du football, par exemple). Pourtant, contrairement aux apparences, Currie précise que s'il est vrai dans les histoires de Holmes qu'il y a une personne particulière qui est le F (description définie) et pourrait ne pas avoir été le F, il ne faut pas en inférer qu'il y a une personne particulière de qui il est vrai dans l'histoire qu'elle est le F et pourrait ne pas l'avoir été. Autrement dit, il est vrai dans les histoires de Holmes que “Holmes” est le nom propre de quelqu’un, mais il n’y a personne dont il est vrai dans les histoires que “Holmes” est son nom. En faisant cette inférence fallacieuse, il est naturel de penser que ce quelqu’un dont il est vrai dans les histoires que son nom est “Holmes” serait Holmes.

c) Si la signification d'un nom fictionnel est donnée par une longue conjonction de descriptions comme le veut cette théorie, il semble alors impossible au lecteur de comprendre la signification d'un nom fictionnel, à moins d'être un lecteur idéal. Il lui faudrait avoir en tête l'ensemble de l'histoire pour comprendre le sens descriptif d'un nom fictionnel, ce qui paraît peu plausible. De même, une phrase de la fiction dans laquelle apparaît un nom fictionnel n'aurait pas de signification indépendamment de toutes les autres phrases de l'histoire. Ce sont les conséquences du holisme sémantique que présupposerait le descriptivisme.

Currie admet qu'un énoncé comme "Holmes était un fumeur de pipe" n'est pas sémantiquement indépendant du tout et ne peut exprimer une proposition isolée. En effet, seule l'histoire entière exprime une proposition puisqu'il y a des quantificateurs dont la portée couvre l'ensemble de l'oeuvre. Mais, dit-il, les lecteurs ont l'illusion que l'histoire est décomposable en éléments phrastiques, parce que cela fait partie de leur faire-semblant que des expressions comme "Holmes" sont réellement des noms propres. Ainsi, le lecteur immergé dans le texte ne donnera pas à "Holmes" un sens qui inclue toutes les informations de l'histoire, et cela quels que soient ses pouvoirs de concentration et de mémoire. Quand un lecteur normal dit que "Holmes fumait la pipe", il n'entend pas utiliser "Holmes" comme l'abréviation d'une gigantesque description définie, incluant toutes les informations de l'histoire. En fait, il fait semblant qu'il y a un homme que le narrateur connaît et que le texte qu'il lit établit la connaissance par le narrateur de cet homme. Quand le lecteur dit "Holmes fumait la pipe", "Holmes" peut abréger pour lui une description comme "l'homme appelé «Holmes» et dont je parle actuellement".


1.7 Mes solutions

a) La difficulté du point de vue descriptiviste, en la circonstance, tient à la nécessité de concilier deux thèses qui paraissent a priori antinomiques : (i) les noms fictionnels abrègent un ensemble de descriptions définies, ce sont donc des propositions conceptuelles, générales; et (ii) les pensées d'un lecteur de fiction sont focalisées sur un individu inexistant particulier et non sur un individu quelconque qui viendrait éventuellement satisfaire un certain contenu propositionnel descriptif.

Les solutions préconisées par Currie et Lamarque-Olsen pour individuer un ensemble de descriptions me paraissent insatisfaisantes. En effet, comme je l'ai déjà dit, je ne crois pas que le recours à un narrateur ou à un auteur fictionnel soit d'un grand secours. Si l'on admet qu'il y a bien un mécanisme de faire semblant dans l'individuation d'un personnage, ce qu'il faut expliquer, c'est pourquoi on fait semblant d'avoir un personnage particulier devant les yeux. Ce n'est pas parce que nous ferions semblant que le narrateur a en tête quelqu'un de particulier. Autrement dit, on ne peut pas comprendre qu'à la lecture de "Don Quichotte" on fasse semblant qu'il y aurait un personnage, alors qu'à la lecture de "cuirasse" on ne le fasse pas, sans ajouter un élément à l'analyse.

Je pense que c'est l’emprunt ou l'importation dans la fiction d’une propriété sémantique des noms dans leur usage habituel (i.e. leur référentialité) qui explique ce faire-semblant. Autrement dit, le faire-semblant spécifique qu'un nom fictionnel, "Don Quichotte" par exemple, fonctionnerait comme un véritable nom propre n'a de sens que dans le cadre d'un emprunt ou d'une importation de la référentialité du langage ordinaire. Ce n'est donc pas le mécanisme psychologique du faire-semblant qui explique la focalisation sur un individu inexistant d'une expression singulière dans la fiction, mais la propriété sémantique de référentialité que possède une véritable expression singulière, et que l'auteur et le lecteur empruntent dans la fiction (pragmatique).

Cela dit, j'ai beaucoup de doute sur la pertinence d'un usage généralisé de la notion de faire-semblant dans l'analyse de la fiction et sur son intérêt pour la philosophie. Je pense, peut-être à tort, qu'on peut dire qu'un lecteur a des pensées descriptives singulières (ou quelque chose d’approchant) sur un personnage sans caractériser son état psychologique (croyance, faire-semblant, etc.), sans avoir à se prononcer sur l'imagination ou non du lecteur. On peut (doit?) rester neutre à ce sujet.

D'après moi, les choses se présentent ainsi : un nom fictionnel abrège un ensemble de descriptions de sens habituel et sans référent (point de vue aspectuel). C'est alors l'emprunt de la propriété sémantique de référentialité dans la fiction qui nous permet la focalisation sur un personnage et qui explique que l'on fasse semblant qu'il y a quelqu'un dont nous parle l'auteur (plausibilité psychologique).

b) Pour ce qui concerne l'objection de modalisation, je partage l'analyse de Currie. Mais alors, les usages transfictionnels d'un personnage de fiction, à savoir le fait que l'on aurait un même personnage dans différents textes, semblent impossibles dans le cadre d'une théorie descriptiviste, puisque leur signification ne peut dépendre que de l'ensemble des descriptions qui leur sont associées dans le texte d'origine. J'y reviendrai après avoir examiné la troisième objection au descriptivisme.

c) Quant au holisme de la signification, il dépend comme le reste de la posture du lecteur. Il y a évidemment un sens radical (philosophique) où il faut accepter l'idée qu'on ne peut comprendre une phrase isolée contenant un nom fictionnel sans avoir compris toutes les autres. C'est parce que le personnage est bien une abréviation de descriptions définies.

Mais l'emprunt ou l'importation du sens du langage référentiel dans la fiction explique qu'un énoncé comme "Holmes fumait la pipe" puisse être lu comme un énoncé unique, avec cette indépendance de signification qu'en fait il n'a pas. La lecture immergée en faire semblant nous permettant alors d'aller au plus vite du nom à une prétendue personne singulière détachée de ses autres caractérisations et paraissant jouir d'une certaine liberté.

Revenons alors à la transfictionalité. T. Pavel donne l'exemple du personnage de Cordelia qui meurt dans le Roi Lear de W. Shakespeare[xix]. Ce personnage "sera repris" par N. Tate qui ne la tuera pas et la mariera à Edgar. Ainsi, au 18e siècle, le public qui n'acceptait pas la mort de Cordelia préférera "la version" de Tate. Pour Pavel, il ne fait donc aucun doute que l'intuition commune n'est pas que Tate aurait créé une seconde Cordelia, mais plutôt qu'il aurait donné à Cordelia un meilleur destin.

Je crois plutôt que ce sont deux personnages différents et que c'est à cause de cette différence (et bien d'autres) que Tate est un auteur mineur et Shakespeare un très grand poète. Plutôt que de recourir au sens commun, je propose de considérer tout changement comme pertinent, philosophiquement parlant, parce que, nous l'avons vu, la signification d'un personnage couvre l'ensemble de l'oeuvre. Il nous faut donc reconquérir cette radicalité philosophique, tout en sachant qu'il peut exister entre des oeuvres ou des personnages une relation non référentielle d'allusion, d'inspiration ou d'emprunt. Comme le dit Currie : "quand nous étudions ces problèmes [comme critiques], une sorte de raccourci se développe et nous parlons du «même personnage»." Mais quand nous faisons de la philosophie, nous devons clarifier ce "fouillis sémantique"[xx]. Ainsi, une histoire n'est la même que si elle est la copie mot pour mot du texte original ou du moins de la version acceptée de celui-ci. J'ai la même intransigeance à ce sujet, la même exigence philosophique que N. Goodman pour qui l'interprétation d'une oeuvre musicale doit concorder complètement avec la partition pour en être un exemple authentique — une simple fausse note en changeant totalement la nature, puisque par suite de la transitivité de l'identité "nous pouvons faire, dit-il, tout le trajet qui mène de la Cinquième Symphonie de Beethoven aux Trois souris aveugles.[xxi]"

Il y a donc deux situations : (i) celles où il y aurait une différence quelconque entre un personnage et sa contrepartie dans un autre texte et (ii) celle où il y aurait identité entre les deux personnages et, partant, entre les deux textes.

(i) Dans les cas d'inspiration, de reprises partielles ou d'allusions, il s'agit de deux personnages différents. Par exemple, les Cordelia de Shakespeare et de Tate, sont deux personnages différents dont l'un est suggéré par l'autre.

(ii) Dans un cas comme celui imaginé par J. L. Borges où un certain P. Ménard aurait réécrit le Don Quichotte au mot près sans avoir copié l'original[xxii], je pense qu'il s'agit des mêmes personnages. Ainsi selon moi, hormis un hasard improbable comme celui imaginé par Borges, il n'est pas possible d'avoir le même personnage dans deux oeuvres différentes.

Nous allons mieux comprendre, en abordant la seconde partie de mon article, en quoi mon descriptivisme ou ma conception aspectuelle des personnages et de la littérature doit être doublée d'une conception immanente de la fiction.


2. LES PROPRIETES D'UN PERSONNAGE DE FICTION

Au cours d'un récit de fiction, on attribue un certain nombre de caractéristiques à un personnage. Par exemple, Don Quichotte est grand, maigre, il vit en Espagne et aime la Dulcinée du Toboso. Par définition, cette liste de propriétés est limitée par ce qui est dit dans le texte en question. Ce qui n'est pas le cas des caractéristiques des objets de notre monde et notamment de ses habitants, les êtres humains. En effet, chacun d'entre vous, lectrices et lecteurs, possède un nombre infini (ou du moins indéfini) de traits exprimables par des descriptions définies (taille, poids, couleur de ses yeux, etc.). Alors que si les énoncés du Don Quichotte de Cervantes ne disent pas, plus ou moins directement, combien mesure Don Quichotte, nous ne le saurons jamais. Il n'y a pas de moyen épistémique de le découvrir. C'est pourquoi on a l'habitude de dire que les êtres de fiction sont incomplets.

2.1 Quelles inférences?

A partir des propriétés d'un personnage, que faut-il accepter comme inférences? Autrement dit, quelles sont les vérités fictionnelles que nous nous autorisons lorsque nous parlons d'une oeuvre de fiction?

L
es trois grandes approches de dicto, que ce soit celle de K. Walton, de Currie ou de Lamarque et Olsen pensent que sur la base de la réalité, il faut accorder la vérité à bien plus d'énoncés qu'à ce que dit strictement le texte ou à ce qui en dériverait directement.

Walton prétend, par exemple :

que les personnages [de fiction] ont du sang dans les veines, parce que ce sont des gens, même si leur sang n’est jamais mentionné, décrit, montré ou peint. Il est fictionnel dans La Grande Jatte [de Seurat] que le couple qui se promène mange, dorme, travaille et joue; qu’ils ont des amis et des rivaux, des ambitions, des satisfactions et des déceptions; qu’ils vivent sur une planète qui tourne sur son axe et autour du soleil […] et ainsi de suite[xxiii].

Cela dit, il n'y a pas pour ces auteurs de formule de génération stricte de cet arrière-plan, pas de règles déterminées pour une "réaction autorisée". Il faut tenir compte de l'auteur, du genre, de la tradition littéraire, du contexte historique, etc. Ils prétendent que c'est une affaire de sensibilité critique. Nous pouvons cependant en appeler à un principe de vraisemblance ou de réalité, affirment-ils; c'est-à-dire qu'ils font l'hypothèse générale que les états de chose fictionnels sont comme les états de chose ordinaires sauf indication du contraire et, plus particulièrement, qu'un personnage humain, à moins de raisons pour en douter, est comme un être humain.

Je ne partage pas ces points de vue. Certes, il est vraisemblable de penser que l'habitude de ce qui se passe dans la réalité supplée psychologiquement aux innombrables lacunes de n'importe quel récit. Ainsi, pour prendre un exemple élémentaire, on ne nous dit pas toutes les deux phrases d'un récit que le héros respire. Sur le modèle de ce qui se passe dans la vie quotidienne, nous pouvons imaginer (de façon plus ou moins dispositionnelle) que le héros en question respirera jusqu'à ce qu'il se fasse écraser par un camion, reçoive une balle de revolver dans la tête ou "quitte" le livre.

Mais selon moi, il est incorrect de présenter la génération de vérités fictionnelles sur la base d'un “principe de réalité”, d'une quelconque vraisemblance ou de ce que croit le narrateur. Il faut strictement distinguer deux aspects de la question : d’une part le fait ontologico-sémantique que l’objet représenté est nécessairement un objet incomplet, auquel un nombre limité de vérités peuvent être attribuées et, d’autre part, le fait psychologique que cet objet est souvent, quoique de façon contingente, emprunté à la réalité, et qu’on a tendance à importer les traits de cette dernière dans la fiction[xxiv]. Pourtant, je ne crois pas qu'il faille accepter la génération des vérités fictionnelles sur une base psychologique aussi subjective, car on se verrait obligé d'accepter des énoncés absurdes, comme la possibilité que les personnages d'un tableau ayant du sang dans les veines soient ou non porteurs du virus de la grippe par exemple. En outre, j'y reviendrai, une telle conception ne rend pas compte de la nature immanente d'une oeuvre de fiction, le fait premier et fondamental qu'un roman n'est qu'un ensemble organisé de mots.

Pour revenir à l'exemple de la respiration, il est psychologiquement légitime que le lecteur d’un roman infère qu’un personnage qui a couru longtemps et qui, de surcroît, est peu entraîné, doit être essoufflé ou, du moins, il est normal qu’il soit étonné de lire à la phrase suivante que ce personnage n’avait pas respiré pendant l’heure où il avait couru. Mais il ne s’ensuit pas du fait qu’il est fictionnellement vrai qu’un personnage peu entraîné a couru longtemps, qu’il est fictionnellement vrai que ce personnage est essoufflé, ni que ses pulsations cardiaques augmentent, etc. Quelle que soit la plausibilité psychophysiologique de ces inférences. On se trouve avec de telles affirmations hors du cadre du roman. Et il n’y a rien hors du cadre de ce qui est écrit. Ce ne sont pas des zones d’ombre, qu’il suffirait d’éclairer. Ou du moins l’éclairage est d’une autre nature (l’inférence comme éclairage naturel) que celui sous lequel sont placés les faits inventés par l’auteur (éclairage artificiel). Les propriétés et les actions des êtres de fiction sont nécessairement incomplètes au regard de la densité de ce qui existe et de la succession ininterrompue des événements dans la réalité. Ainsi, non seulement on ne connaît pas la couleur des cheveux de Hamlet, mais l’énoncé suivant n’est pas vrai : “Hamlet a les cheveux blancs ou gris ou roux ou noirs ou bruns ou blonds ou n’a pas de cheveux.” Et s’il était dit dans la pièce qu'Ophélie le tire par les cheveux, cela n’impliquerait pas que ses cheveux aient une couleur. C'est là une conséquence de ma conception immanente de la fiction[xxv].

Et si Walton avait raison, à savoir s'il était fictionnel que le couple du tableau de Seurat mange, boive, fasse l'amour, fume une cigarette et puis dorme, qu'il vive sur la Terre, etc., alors, à quel monde faudrait-il emprunter les éléments contextuels servant à générer des vérités fictionnelles? Au monde tel qu’il était au moment où le peintre a peint son tableau ou au moment où le tableau est regardé? Et si l’oeuvre d’art à interpréter était une anticipation?

Walton lui-même admet que son principe rencontre des difficultés, notamment dans le nombre démesuré d’implications qu'il génère, mais il n'y apporte aucune réponse. Quant à Currie, il propose vaguement de s'en tenir aux "inférences raisonnables", car il pense qu'il y a des degrés de vérité dans la fiction.

Il est clair, d'après ce qui précède, que mon point de vue est diamétralement opposé à celui de ces philosophes. Dans l'optique d'une lecture immanente et matérialiste de la fiction, il paraît légitime d'en rester, pour ce qui est des vérités fictionnelles, à ce qui est dit dans le texte — rendant ainsi justice au fait que les objets littéraires sont incomplets. Il faut dès lors reconnaître que le texte est comme une mosaïque inachevée, que la nécessité comme l’habitude nous ont appris à compléter psychologiquement, de façon à le rendre cohérent et à le faire correspondre en partie à ce qu’il advient en réalité, sans que ce qui est ajouté ne doive nécessairement être tenu pour vrai ou faux[xxvi].

Reprenant alors les termes de Lamarque et Olsen, contre eux-mêmes, je conclurai cette section en soutenant que les objets de la fiction sont bien intensionnels, c'est-à-dire qu'ils ne dépendent que des signes linguistiques employés pour les décrire dans une énonciation fictive[xxvii].


2.2 Les contreparties


Pourtant, on trouve dans nombre de récits des noms propres comme "Napoléon", "Einstein" ou "Proust" qui semblent, respectivement, se référer à l'empereur des Français de 1804 à 1815, au scientifique qui énonça les lois de la relativité et à l'auteur de La Recherche. Ces personnages immigrants[xxviii] paraissent bénéficier d'un statut particulier dans la fiction dans la mesure où ils seraient complets et feraient référence à des personnes réelles. C'est du moins le point de vue de la plupart des philosophes qui traitent du sujet[xxix].

Ce n'est pourtant pas mon avis. Je pense, au contraire, que toute représentation fictionnelle est un acte feint de référence et que tous les termes singuliers figurant dans la fiction ne se réfèrent à rien ni à personne. Pour ce qui est des termes singuliers scripturalement identiques aux véritables noms propres — ces "contreparties" de personnes réelles — il est indéniable qu'ils profitent, d'une façon qu'il faudrait préciser, des propriétés sémantiques de leur pendant dans la réalité.

En fait, c'est l'ensemble d'un texte qui est fictionnel. On peut imaginer ici qu'il y a une sorte d'opérateur de fiction à l'orée de chaque récit.

Le premier élément à spécifier quand on réfléchit à ce que pourrait être un opérateur de fiction, c'est que la portée de cet opérateur devra couvrir la totalité du texte de fiction qu'il préfixe, puisque l'origine du texte en question, son but, le contrat de lecture qui émane implicitement de l'institution littéraire, les règles qui suspendent le fonctionnement référentiel du langage et, au plus près du récit, les marques paratextuelles (première de couverture, nom de l'édition, de la collection, etc.) contingentes, ne sont pas altérées au moment où l'on passe, dans le texte, d'un moment narratif à un soi-disant moment référentiel. En outre, comme le disait déjà R. Ingarden, en 1937, si l'on séparait le fictionnel du prétendu référentiel dans une fiction, on voit mal comment on pourrait alors intégrer des parties sémantiquement hétérogènes pour la constitution d'un sens global. Autrement dit, pour des raisons d'intelligibilité dans l'analyse logique du discours de fiction, il paraît nécessaire de ne pas distinguer des parties fictionnelles et des parties référentielles au sein de l'oeuvre — quelle que puisse être, par ailleurs, l'influence psychologique d'un passage particulier.

De plus, cet opérateur est une sorte d'abstraction conceptuelle, dans le sens où il n'est pas lisible en tant que tel au début de l'oeuvre, comme pourrait l'être l'opérateur de possibilité devant une série de propositions d'un manuel de logique. Cet opérateur atypique est l'émanation d'un besoin humain d'histoire et d'une ontologie partagée via l'institution littéraire[xxx]. Le contexte social nous dicte donc une lecture spécifique des textes de fiction. C'est ainsi, par exemple, parce que nous savons comme lecteurs que ces textes n'ont pas de prétention à la validité, que nous acceptons qu'ils mentionnent ou utilisent des gens réels et des lieux existants, de façon libre voire inexacte. Cette convention de lecture, incarnée par un opérateur, désamorce formellement la prétention à la vérité ou à la justesse de chacune des assertions qui composent le récit.

C'est pourquoi, je pense que H. de Balzac, L. Tolstoï, Stendhal ou V. Hugo ne peuvent pas parler de Napoléon dans leur oeuvre. Quel que soit le matériau utilisé par l’auteur (importé ou créé), une oeuvre de fiction est non référentielle. Et si un auteur importe un objet du monde réel, si le lecteur fait le lien, trace un passage psychologique, entre Napoléon-dans-la-fiction et Napoléon, c’est parce tous deux vivent dans la réalité où il y a eu un Napoléon et qu'ils le savent. Ainsi, un lecteur qui ne connaîtrait pas l’empereur et qui lirait les aventures de ce personnage de Balzac comme celles de n’importe quel autre, ne commettrait aucun contresens. Il perdrait seulement la richesse introduite (importée) par Balzac en faisant allusion à (évoquant) l’empereur.

Le lecteur qui, au contraire, lirait l’oeuvre de Balzac comme un moment de la biographie de Napoléon serait totalement dans l’erreur, même si ce qui est dit dans l'oeuvre correspondait complètement à la réalité, hors de portée de l'opérateur fictionnel. Le fait que Napoléon soit ou ne soit pas décrit fidèlement ou scrupuleusement dans un récit n'a rien à voir avec l'échec référentiel. Celui-ci est nécessaire, car un écrivain ne pourra jamais parler que de Napoléon-dans-la-fiction, qui n'est que la contrepartie, plus ou moins fidèle, de Napoléon. Non seulement, il n'y a pas d'espace possible pour le discours sérieux dans un texte littéraire, mais même le “message” implicite véhiculé par un texte, dont parle Searle, peut être interprété à la façon d'un "comme si". On pourra toujours (se) dire que ce n'est qu'un roman. Pour faire une comparaison, un faux revolver, qui en emprunterait certaines qualités (forme, couleur et pouvoir, par exemple), n’est pas un revolver. Ainsi “Napoléon” demeure “Napoléon” dans tous les mondes possibles, mais “Napoléon-dans-la-fiction" dans un énoncé de Balzac, Tolstoï, Stendhal ou Hugo ne fait pas référence à “Napoléon”, mais emprunte à “Napoléon” certaines de ses caractéristiques (son nom, quelques descriptions définies).

Il existe certainement des situations dans lesquelles on veut raconter une histoire fictionnelle concernant quelqu’un de réel. C'est le cas de certaines satires, par exemple. Mais cela n’est en fait pas possible, la portée de l'opérateur de fiction, nous l'avons vu, s'étendant sur l'ensemble de l'histoire, jusqu'aux noms propres. Bien évidemment, et c'est une des conditions fondamentales du genre, on comprend à qui l’auteur veut faire allusion — de la même façon que la présence d'un revolver factice au théâtre ou au cinéma suffit à nous faire voir que l'on assiste à un meurtre dans la fiction[xxxi].

On ne peut donc pas décrire Napoléon dans un roman, car ce n’est pas de lui qu’il s’agit, on ne peut que l'évoquer. Nous l'avons dit, le but visé par le récit de fiction n'est pas l’affirmation de l’existence d’objets ou d’événements (discours référentiel). C'est pourquoi le but du récit de Tolstoï, raconter une histoire, conditionne l’emprunt de Napoléon en tant que matériau fictionnel qui rend impossible la référence. Et ce but n’est pas que le lecteur, ou le spectateur, fasse comme s’il avait devant lui Napoléon ou qu’il s’imagine Napoléon, ni de le faire jouer à un quelconque jeu de faire-semblant. Il s'agit de donner à lire, ou à voir, une oeuvre de fiction — en tant que complexe structurel autonome valant par les relations de ses éléments (mots) en premier lieu — dont un des personnages, sur certains points, rappelle certes Napoléon et thématise ce faisant la gloire, la puissance, etc.


3. CONCLUSION

Pour terminer cet article, j'aimerais simplement résumer les conclusions auxquelles je suis parvenu : J'ai postulé que les approches réalistes en fiction étaient fausses. J'ai rejeté une approche unitaire visant à aménager la théorie de la référence directe pour la fiction (Pelletier). Ainsi, je ne considère pas un nom fictionnel comme représentant ou visant un individu fictionnel particulier dont il serait fait-semblant qu'il existe, mais plutôt comme représentant un ensemble de descriptions dont il est fait semblant qu'elles sont attribuées à un individu particulier. Autrement dit, faire-semblant ou imaginer d'un personnage que c'est une personne dans la fiction, ce que j'accepte, ce n'est pas la même chose que dire que dans la fiction un personnage est une personne. La disparité de traitement sémantique des noms fictionnels (qu'ils soient natifs ou immigrants) et des noms extra-fictionnels se comprend aisément du fait que la réalité et la fiction sont deux mondes distincts. On peut prendre un verre avec R. Musil et L. Wittgenstein, mais pas avec Ulrich ni avec "le vrai Wittgenstein" d'un roman policier[xxxii]. Leurs "objets" sont différents (vivants/non vivants, complets/incomplets, etc.). Deux traitements divergents de la référence ne sont donc pas gênants, c'est l'inverse qui aurait été étonnant.

Cela dit, contrairement aux descriptivistes, j'ai essayé de défendre une double ligne théorique, revendiquant une conception aspectuelle et immanente. Il m'est difficile de justifier ma conception immanente au-delà de toute critique. Elle découle de l'approche aspectuelle et plus généralement d'une certaine conception de la philosophie. Mais on peut dire en sa faveur, que loin d'être antinomique à une pratique de lecture (notamment par mes réticences au faire-semblant généralisé), elle permet aussi de fonder une stylistique. Etant donné les limitations auxquelles un auteur doit nécessairement faire face dans la création de son univers (incomplétude), on peut penser que les traits et caractéristiques choisis sont très importants et guident le lecteur à une attention informée aux éléments de l'oeuvre, orientant notre lecture et limitant les interprétations délirantes.

À son ami E. Manet qui lui disait qu'il avait aussi des idées pour faire des vers, S. Mallarmé rétorqua que ce n'est pas avec des idées que l'on écrivait des poèmes, mais avec des mots. Autrement dit, le risque du faire semblant, ce n'est pas, comme le craignait Platon, le risque d'immersion dans le simulacre, à savoir le risque de prendre la fiction pour la réalité (et vice-versa), mais bien celui de ne pas prendre la fiction pour ce qu'elle est — à savoir une construction de mots.


Lorenzo Menoud


Cet article reprend pour l'essentiel le texte d'une conférence donnée dans le cadre de la Société Romande de Philosophie (groupe Genevois) le 31 octobre 2001.

J'aimerais remercier ici le groupe Genevois de la Société Romande de Philosophie, et plus particulièrement Curzio Chiesa qui m'a offert la possibilité de donner cette conférence, Jérôme Dokic qui a commenté ce texte et Jérôme Pelletier dont la thèse et les critiques ont stimulé ma réflexion.


[i] Pour simplifier mon enquête, je me limiterai à l'analyse des êtres de fiction tels qu'ils apparaissent dans la littérature.

[ii] Cf. La logique des noms propres, 1972, Paris, Minuit, 1982, de S. Kripke. On peut lire aussi l'ouvrage Reference and Essence de N. Salmon qui donne une synthèse critique des différentes propositions; Oxford, Basil Blackwell, 1982.

[iii] K. Donnellan, "Speaking of nothing", The Philosophical Review, 83, 1974, pp. 3-32.

[iv] Cf. de A. Meinong Uber Möglichkeit und Wahrscheinlichkeit, Leipzig, 1915; de T. Parsons, Nonexistent Objects, New Haven, Yale University Press, 1980; de D. Lewis, "Truth in Fiction, American Philosophical Quaterly, XV, 1978, pp. 37-46; et de R. Howell, "Fictional Objects : How They Are and How They Aren't", Poetics, 8, 1979, pp. 129-77.

[v] Les actes de langage, 1968, Paris, Hermann, 1972, p. 121.

[vi] La thèse de J. Pelletier s'intitule Fiction et référence, Paris, 1994, non publiée. Dans ce texte, il s'inspire des analyses de la référence de F. Recanati, in Direct Reference, from Language to Thought, Oxford, Basil Blackwell, 1993.

[vii] La distinction type-token est de C.S. Peirce; cf. "Apology for Pragmatism", in Collected Papers IV, Cambridge, Harvard University Press, 1933, p. 423. On oppose ainsi généralement à un des nombreux noms de la langue française tel qu'il se trouve dans le dictionnaire (abstraction), ses multiples occurrences. Dans cet article, par exemple, il y a 107 occurrences (token) du mot-type "fiction".

[viii] C'est ce que D. Kaplan appelle le "caractère" et J. Perry le "rôle" des termes indexicaux. Pour en savoir plus, on peut se reporter à Penser en contexte, le phénomène de l'indexicalité de E. Corazza et J. Dokic, Combas, L'éclat, 1993.

[ix] Des pensées de re sont des états mentaux essentiellement relationnels et dirigés vers des objets particuliers. Alors que les pensées de dicto sont constituées de concepts fonctionnant dans la pensée comme des conditions générales et ne sont pas à propos de choses particulières.

[x] Pour G. Evans, un nom descriptif, c'est un nom introduit par une description qui fixe sa référence, ainsi : "J'appelle «Julius» l'individu, quel qu'il soit, qui inventa la fermeture éclair.", The Varieties of Reference, Oxford, Oxford University Press, 1982, p. 31.

[xi] H. Putnam pense qu'il existe une division du travail linguistique au sein des communautés humaines entre experts et non-experts. C'est la présence d'experts qui permet à un non-expert d'employer correctement des termes comme "hêtre" ou "or" sans en posséder l'extension. Cf. "The Meaning of «Meaning»", in Mind, Language and Reality : Philosophical Papers, vol. 2, London, Cambridge University Press, 1975, pp. 215-71.

[xii] C'est aussi ce qu'exprimait G. E. Moore : "l'auteur a un et un seul homme réel dans l'oeil de son esprit", Symposium : Imaginary Objects, Proceeding Aristotelian Society, supplementary vol. 12, 1933, p. 68.

[xiii] J'ai traité de ces point dans mon mémoire de diplôme, Per Jocum (ou la fiction en jeu), 1999, non publié.

[xiv] J. Pelletier a critiqué ma conception d'emprunt de la façon suivante : "La difficulté est que la référentialité-type est une propriété — comme son nom l'indique — des expressions en tant que type et donc, une propriété des noms propres indépendante de leur utilisation. On ne comprend pas du coup qu'en utilisant un nom, on emprunterait cette propriété sémantique des noms (qui a pour fonction d'indiquer que la contribution d'un nom aux conditions de vérité de l'énoncé dans lequel il figurera est singulière) puisque cette propriété appartient à la signification lexicale de tous les noms, fictionnels ou non fictionnels". D'après lui, mon usage du verbe «emprunter» serait inadéquat dans la mesure où l’on n’emprunte pas ce que l’on a déjà. Il est vrai que l'on ne peut emprunter ce que l'on a déjà, mais dans ma description, j'ai considéré artificiellement le phénomène comme étant successif : d'abord, on suspend la référence, toute prétention à la validité et, ensuite, on emprunte ou on utilise le savoir que l'on a du fait que les mots employés habituellement ont certaines propriétés (dont la référentialité pour les noms). Alors que la simultanéité probable de ces opérations mentales n'est pas rendue par l'idée d'emprunt. La notion d'emprunt se veut en quelque sorte celle d'un usage en souvenir des mots. Autrement dit, dans la fiction, même si les liens référentiels entre le langage et le monde sont coupés, on va mobiliser ce qu'on sait du fonctionnement du langage pour donner un sens à cette fiction; la référence est suspendue mais, pour parler métaphoriquement, il reste l'écho de cet usage habituel dans les noms qui s'y trouvent. Cela dit, au-delà de ce désaccord terminologique, il faut remonter au cœur de ma contestation de la thèse de Pelletier, c'est-à-dire au fait qu'un nom dans la fiction n'indique pas ni ne signifie qu'il a un référent. Ce n'est pas son but, et on le sait d'avance. Donc il ne possède aucune référentialité propre (type ou token), elle est empruntée ou dérivée. On ne peut pas montrer quelque chose que l'on n'a pas réellement. Sinon, comment comprendre une phrase comme : "HKzIo7h7t xQo lança un caillou dans la mare"? Autrement dit, je pense l'expression en gras est un nom car elle occupe la place syntaxico-sémantique des GNS. Alors que pour Pelletier, on ne peut pas attribuer à HKzIo7h7t xQo la propriété de référentialité-type, puisque, comme il le dit, la référentialité-type est "une propriété des noms propres indépendante de leur utilisation" et que ce groupe de lettres n'est justement pas habituellement un nom.

[xv] Fiction et référence, p. 649.

[xvi] Pour une approche russellienne, cf. G. Currie, The Nature of Fiction, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. Alors que pour une approche frégéenne, on peut se reporter à P. Lamarque et S. H. Olsen, Truth, Fiction and Literature, Oxford, Clarendon Press, 1994.

[xvii] Op. cit., p. 51.

[xviii] G. Currie, op. cit., p. 165.

[xix] T. Pavel, "Fiction and the Causal Theory of Names", Poetics, 8, pp. 179-191, 1979.

[xx] Op. cit., p. 178.

[xxi] N. Goodman, Langages de l'art, 1968, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990. Il est à remarquer à ce propos que Goodman ne suggère pas que pour cela nous renoncions à notre façon habituelle de parler : "Mais ce n'est pas à dire que les exigences qui inspirent notre discours technique ont besoin de régir notre parole quotidienne. Je ne recom­mande pas, dans le discours ordinaire, qu'on refuse de dire d'un pianiste qui manque une note qu'il a exécuté une Polo­naise de Chopin, pas plus que je refuse d'appeler une baleine un poisson, la Terre une sphère, ou un humain rose‑grisâtre un Blanc"; pp. 225-6.

[xxii] J.-L. Borges, Fictions, 1960, Paris, Gallimard, 1965.

[xxiii] K. Walton, Mimesis as Make-Believe, Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 142. Currie écrit dans le même ordre d'idée : "Il est certainement vrai dans les histoires de Holmes que Victoria règne, que la Grande-Bretagne est une grande puissance industrielle et économique, que les gens, y compris Holmes, mangent, dorment et respirent, que Watson mesure moins de sept pieds" (op. cit., p. 59).

[xxiv] Je parle improprement d'objet. En fait, m'inspirant de P. Bloom ("Possible Individuals in Language and Cognition", Psychological Science, volume 5, number 3, june 1996), je propose la typologie suivante :

Non-individu (association discontinue de deux entités; une table et une tasse, par exemple)
existant (une tasse)
Objet
non existant (un personnage pour Parsons)
Individu
existant (une famille)
Non-objet
non existant (un personnage selon moi)

 
[xxv] Les célèbres "erreurs" de Balzac pourraient constituer un contre-exemple à ce que j'affirme. En effet, il est légitime de penser que si Balzac modifie, sans raison apparente, la somme d'argent en possession d'un personnage en cours de récit, par exemple, c'est qu'il a oublié quelle était la véritable somme. Pourtant, stricto sensu, on ne peut que supposer qu'il a commis une telle erreur. Il n'y a aucun moyen d'aller au-delà de ce qui est écrit, même s'il paraît vraisemblable de penser que c'est une erreur de sa part d'avoir transformé ce chiffre.

[xxvi] En fait, le processus de regroupement des descriptions dans un nom fictionnel par l'emprunt de la référentialité du langage ordinaire et le processus d'extension objectuelle par l'admission d'inférences vraisemblables se situent à un même niveau "non philosophique". Autrement dit, c'est seulement après avoir dit du personnage de fiction qu'il n'était qu'un ensemble de descriptions aux propriétés limitées qu'on peut faire semblant que, comme une personne réelle, il posséderait un nom référentiel et un ensemble infini (ou indéfini) de caractéristiques. Ce sont deux postures différentes qu'il est important de distinguer en vue, notamment, de la compréhension de l'œuvre littéraire comme objet esthétique, soumis à une stylistique interprétative.

[xxvii] Comme l'a bien compris (le chat de) C.-A. Cingria, l'ontologie du fictionnel dépend de ses modes de présentation : "Dans ce carnet qui est le mien et qui me définit, il y a une poche pour de l'argent", Le carnet du chat sauvage, Paris, Le Nouveau Commerce, 1992, p. 24 (je souligne). Cela dit, concernant les inférences, la question est de savoir ce que nous considérons qu'il faut pour comprendre un énoncé. Par exemple, jusqu'où faut-il aller dans la compréhension du concept du mot "homme" dans un texte fictionnel? Et quand nous lisons "homme", cela signifie-t-il que nous sous-entendons un objet spatio-temporel, donc doté d'un poids et d'une taille, qu'il faut en avoir une conception? Je ne le pense pas.

[xxviii] "Immigrant characters" selon les termes de Parsons, qu'il oppose aux personnages "natifs" (native), dont l'origine est dans une histoire. Ainsi, dans Guerre et paix de Tolstoï, Napoléon est un personnage immigrant ou importé, alors que Natacha Rostov et le prince André Bolkonski en sont des personnages natifs ou créés.

[xxix] Par exemple : K. Walton, op. cit., p. 79; J. Searle, "Le statut logique du discours de la fiction", in Sens et expression, 1979, Paris, Minuit, 1982, pp. 116; V. Descombes, Grammaire d'objets en tous genres, Paris, Minuit, 1983, p. 277. C'est également le point de vue de certains auteurs de fiction : "L'auteur remercie tout spécialement Sophie Calle de l'avoir autorisé à mêler la réalité à la fiction", P. Auster, Léviathan, 1992, Arles, Actes Sud, 1993, p. 4.

[xxx] J'ai examiné de façon détaillée le statut de la fiction dans mon Per Jocum.

[xxxi] " "Le Pen-dans-la-fiction" n'est pas "Le Pen". Cependant, quand on lit un roman où il est fait mention de "Le Pen", on ne peut négliger ce que l'on connaît de "Le Pen", à savoir que c'est un être raciste, et cette connaissance préétablie informe notre lecture de la fiction où apparaît le nom "Le Pen". De la même façon, le juge sait qui est "Le Pen" et quand Le Pen lui donne à lire un texte de fiction où il est écrit "Le Pen est raciste", il aura psychologiquement de la peine à le lire "Le-Pen-dans-la-fiction est raciste", quoiqu'en toute justice, ce ne soit que cela qui est écrit. Cependant, psychologiquement, il sentira qu'il est de son devoir de protéger tout citoyen de la calomnie et il fera retirer le livre de la vente.", Per Jocum, p. 71. J'ai écrit cela sans savoir que la même année le roman de M. Lindon, Le procès de Jean-Marie Le Pen, allait être interdit. Selon la justice, "le lecteur comprend immédiatement qu'au travers d'un procès fictif, M. Le Pen est directement mis en cause."

[xxxii] Philip Kerr, Une enquête philosophique, 1992, Paris, Seuil Points, 1994, p 296. Les contreparties sont bien des êtres incomplets, contrairement aux personnes dont elles s'inspirent. Malgré les apparences, c'est peut-être plus flagrant au cinéma. En effet, il ne nous viendrait pas à l'esprit d'attribuer les caractéristiques non visibles d'une actrice à son personnage. Autrement dit, on ne peut pas dénuder l'épaule gauche d'une actrice ayant joué n'importe quel rôle dans une fiction (l'impératrice Sissi comme Emma Bovary), y constater un grain de beauté et dire du personnage qu'elle a interprété qu'il avait un grain de beauté sur l'épaule gauche.