QUELQUES REMARQUES A PROPOS DES QUALIA
"Si les gens y voient pas quèque chose ça veut pas dire qu'ça é-ziste pas, ou si ils le voient pas comme c'est ça veut pas dire qu'c'est autrement. Si y voient pas une voiture qui leur fonce dessus ça veut pas dire qu'y vont pas s'faire renverser. Ça veut seul'ment dire qu'y sont mirauds." Jim Thompson, Un nid de crotales “Ah, c’est ça les röstis!” le 6.06.96 à 13h04 dans le train entre Genève et Neuchâtel |
0. Introduction
Imaginons que vous vous trouviez en Angleterre. Vous assistez à un match de football pour le compte de l’Euro 1996. Comme n’importe quel supporter, vous avez votre verre de bière à la main. Ce verre lorsque vous le regardez sous le soleil estival de Nottingham vous apparaît d’une façon particulière. Puis, pour saluer un exploit d’une des deux équipes, admettons que vous buviez une gorgée de cette bière. Ce goût, vous le pressentez, vous seriez bien incapable de le partager avec votre voisin, c’est en quelque sorte votre goût, bien que votre voisin soutienne la même équipe que vous.
Cette façon personnelle ou privée dont la couleur et le goût de la bière vous sont donnés, la qualité visuelle ou gustative du verre de bière sont ce qu’on appelle généralement des qualia[i]. Ce sont des propriétés de notre expérience consciente si intimes qu’elles seraient ce qui nous resterait si l’ensemble de nos expériences était illusoire.
Pour reprendre notre exemple, il se pourrait en fait, suite à votre caractère irascible, que vous vous trouviez déjà sur ordre de police dans le bateau vous ramenant sur le continent. Cependant votre expérience illusoire de vous trouver alors au match avec une bière dans la main aurait le même contenu ou les mêmes propriétés subjectives qu’une expérience réussie.
La difficulté, lorsque l'on aborde la question de l'existence ou non des qualia, c'est que l'on se trouve immédiatement placé au centre ou à l'origine d'un grand nombre de problèmes, parmi les plus épineux de la philosophie : qu'est-ce qu'une expérience, comment représenter la perception, quel est le rapport entre expérience et langage, jugement et perception, qu'est-ce que posséder un concept, le physicalisme ou le fonctionnalisme sont-ils vrais, etc.? Nous n'allons certes pas donner une réponse à toutes ces questions. Nous examinerons plutôt au cours de ce travail certaines (op)positions en philosophie contemporaine concernant les qualia et discuterons des solutions proposées par certains philosophes — nous orientant in fine vers une acceptation des qualia dûment motivée.
Ce travail comportera donc trois parties. Au cours de la première partie, divisée en trois sections, nous donnerons un certain nombre d’exemples qui semblent témoigner de l’existence des qualia. Puis, nous verrons, au contraire, qu’il paraît y avoir de bonnes raisons de douter de l’existence de ces entités. Enfin, nous défendrons l’existence d’un contenu de l’expérience sensible. Dans la seconde partie nous analyserons la perception des couleurs, du point de vue ontologique, épistémologique et linguistique. Au cours de la troisième partie, partagée en trois sections, nous tenterons de redonner une certaine crédibilité aux qualia tout en précisant leur nature et nous terminerons par une évaluation de l’argument du spectre inversé.
Le problème des qualia est un problème bien connu en philosophie contemporaine et cela pour deux raisons qui ne sont pas sans rapport avec les paradigmes dominant la philosophie analytique[ii], la philosophie du langage et la philosophie de l’esprit.
Les philosophes des premières décennies de ce siècle se sont interrogés sur le statut de l’expérience immédiate et de ses rapports avec le langage et la justification épistémique. Ce qui était en jeu, notamment dans les débats opposants les membres du Cercle de Vienne, était la “connaissance directe” (knowledge by acquaintance), que Russell, en 1912, avait distingué de la “connaissance par description” (knowledge by description). Il s’agissait de savoir s’il existe des énoncés, les comptes rendus d’observation ou “énoncés protocolaires” (Protokollsätze)[iii], qui peuvent être placés à la base de notre connaissance empirique afin d’en garantir la validité.
Plus récemment, l’enquête philosophique s’est détournée de la seule analyse linguistique pour envisager les questions du point de vue des rapports entre la pensée et notre environnement. Cette nouvelle méthodologie a conduit certains philosophes à se réinterroger sur la notion de qualia dans la mesure où celle-ci paraissait être un obstacle à l’une ou l’autre des conceptions matérialistes de l’esprit, majoritaires dans le domaine. Pour dire les choses simplement, s’il existe quelque chose comme des données phénoménales de la conscience, les qualia, et si ces qualia ont une valeur cognitive, alors les matérialistes qui proposent la réduction des états mentaux à des états physiques, ou leur suppression, se trompent, puisqu’il y aurait, par hypothèse, un résidu cognitif inanalysable et phénoménal.
1.1 Fostering qualia [iv]
Cela dit, voyons quels sont les arguments que l’on peut présenter en faveur de l’existence des qualia. Plutôt que d’en faire la liste exhaustive, il nous paraît plus intéressant de les grouper en fonction de leurs objectifs respectifs[v]. Ainsi, nous proposons trois types d’arguments : d’abord, les arguments qui visent à nous prouver qu’il y a plus dans le monde que ce que le matérialisme peut décrire ; ensuite les arguments qui cherchent à démontrer que les descriptions scientifiques manquent toujours quelque chose lorsqu’elles rendent compte de notre expérience perceptuelle ; et, enfin, les arguments qui cherchent à nous convaincre de l’existence de telles entités. Reprenons-les l’un après l’autre :
(i) L’argument cognitif (knowledge argument) : Le paradigme de cette famille d’arguments a été donné par F. Jackson. C’est ce qu’il appelle “l’argument de la connaissance” (the knowledge argument), énoncé ainsi en 1982[vi] :
Mary est une brillante scientifique qui, pour une raison quelconque, doit étudier le monde à partir d’une pièce noir et blanc et à l’aide d’un moniteur de télévision noir-blanc. Elle se spécialise dans la neurophysiologie de la vision et acquiert, supposons, toutes les informations physicalistes que l’on peut obtenir à propos de ce qui se passe lorsque nous voyons des tomates mûres ou le ciel, et utilisons des termes comme “rouge”, “bleu” et ainsi de suite […].
Qu’adviendra-t-il quand Mary sera libérée de sa pièce noir-blanc ou quand on lui donnera un moniteur de télévision en couleurs? Va-t-elle apprendre [learn] quelque chose ou pas? Il semble évident qu’elle va apprendre quelque chose concernant le monde et notre expérience visuelle à son sujet. Mais alors il est inéluctable que sa connaissance antérieure était incomplète. Elle avait cependant toutes les informations physicalistes. Ergo il y a plus que cela à savoir, et le physicalisme est faux[vii].
Donc, selon l’argument de Jackson, les qualia existent et constituent, de surcroît, une sérieuse objection au projet physicaliste.
(ii) L’argument explicatif (explanatory gap argument) : Selon ce type d’arguments, il nous est littéralement impossible à l’aide d’une description scientifique, quelle que soit sa complexité, de faire le lien entre celle-ci et le contenu d’une expérience sensorielle. Comme le dit T. Nagel : “Nous n’avons actuellement aucune conception de la façon dont une chose ou un événement singulier pourrait avoir à la fois des aspects physiques et phénoménologiques et, s’il en avait, sur la manière dont ils devraient être reliés[viii].” Il semble y avoir un fossé infranchissable entre la simplicité du quale de mon expérience visuelle de rouge, par exemple, et la caractérisation propositionnelle de l’activité neuronale supposée en rendre compte, dans la mesure où, comme l’avait déjà remarqué J. Locke, cette relation entre l’explication physique et l’explication psychologique paraît complètement arbitraire.
Autrement dit, ce que nous explique la science, ce n’est pas ce que nous expérimentons lorsque nous goûtons un fruit ou entendons un son. Notre manière singulière et atomique d’appréhender la réalité n’est pas explicable par un quelconque ensemble d’énoncés scientifiques, puisque le lien entre un phénomène élémentaire et une structure organisée est nécessairement arbitraire. Par conséquent, si ce lien est arbitraire, il nous est inintelligible: nous ne pouvons comprendre à l’aide de la base neuronale de la douleur, par exemple, pourquoi la douleur devrait nous apparaître de la façon dont elle nous apparaît, ou pourquoi, étant donné une explication scientifique de la perception du rouge, la couleur rouge est perçue comme elle l’est.
(iii) L’argument ontologique (the inverted or absent qualia argument) : la dernière famille d’arguments que nous désirons envisager peut se comprendre à l’aide de l’exemple suivant. Imaginez deux individus appartenant à la même communauté linguistique. L’un d’entre eux percevrait les couleurs de façon correcte ou normale, i.e. il dirait “rouge” chaque fois qu’il percevrait du rouge et “bleu” quand il verrait du bleu. Mais son compagnon, par un hasard génétique quelconque, aurait une perception inversée des couleurs. Néanmoins, suite à un apprentissage en tout point identique au premier, il nommerait également “rouge” ce que tout le monde percevrait comme “rouge” mais que lui verrait vert.
Si vous admettez qu’une histoire comme celle-ci est plausible, vous paraissez obligé de distinguer entre le comportement public et objectif d’un individu, ses manifestations verbales, ses pratiques, et le contenu privé de ses perceptions. Autrement dit, vous acceptez qu’il existe des qualia.
Ces arguments ont cependant tous été discutés, critiqués et rejetés par un certain nombre de philosophes. C’est pourquoi je voudrais maintenant aborder quelques objections formulées à la thèse qui affirme l’existence des qualia.
1.2 Quining qualia
Nous allons mentionner brièvement deux tentatives pour réfuter l’existence des qualia. La première consiste à éliminer purement et simplement toute référence à des états mentaux du type de ceux auxquels croit le défenseur des qualia, alors que la seconde cherche plutôt à explorer le rôle constitutif et inexprimable du contenu de notre expérience sensorielle et par conséquent d’interdire tout discours à son sujet.
(i) L’éliminativisme : L’éliminativiste prétend qu’il n’existe rien comme les qualia, autrement dit qu’aucune entité n’a les propriétés plus ou moins sophistiquées que les philosophes ou le sens commun attribuent aux qualia. Je vais présenter ici sommairement la thèse de D. Dennett défendue dans “Quining Qualia” en 1988, en ce qu’elle me paraît emblématique d’une telle position[ix].
Par un certain nombre d’appels aux intuitions du lecteur, Dennett cherche à désubstantialiser la conception naïve ou proto-théorique que nous aurions des qualia, i.e. d’entités ineffables, intrinsèques, privées et directement saisissables dans la conscience.
Sa stratégie, notamment lors des “pompes à intuitions” 6, 7, 8, 11 et 12, consiste à montrer qu’il n’y a pas de qualia en indiquant les difficultés que nous avons à connaître ou à accéder et à décrire ce qui nous semble pourtant si proche. Plus précisément, si, pour reprendre un exemple qu’il donne, Chase et Sanborn sont des dégustateurs de café et s’ils n’aiment plus le café qu’ils ont à goûter, comment doit-on interpréter leur propos lorsque Chase prétend que ses qualia sont identiques qu’auparavant, mais que c’est son jugement qui a changé, qui s’est sophistiqué, alors que Sanborn affirme que ce sont ses qualia qui ont changé? Dennett montre que dans chacun de ces deux cas trois interprétations de leurs assertions sont possibles :
a) Un changement dans les qualia.
b) Un changement dans la réaction aux qualia, dans les critères ou valeurs de jugement.
c) Un mélange entre a) et b).
Ainsi, selon lui, aucune approche introspective, ni même aucune approche neurophysiologique, ne donne au locuteur ou à un de ses interprètes un accès privilégié à ces prétendues entités. Et même si cette dernière pouvait nous aider, elle ne nous livrerait pas des qualia, selon Dennett, mais des entités objectives externes, comme la température d’une pièce ou le masse d’un objet.
Par conséquent, s’il est certain que la relation entre l’activité de dégustation de Chase et de Sanborn et leur jugement a changé, il est cependant extrêmement hasardeux de déterminer ce qui a changé. Il reste donc possible, écrit-il, de raconter trois histoires incompatibles entre elles. Comment prétendre alors que les qualia seraient ces entités saisies immédiatement par la conscience si on ne sait pas les distinguer du jugement?
En résumé, d’après Dennett, un examen attentif des quatre propriétés intuitivement attribuées aux qualia montre que de telles entités ne peuvent pas exister, qu’elles ne nous paraissent exister que prima facie (folk psychology ) et qu’au moment où l’on pose de bonnes questions à leur sujet, ce qui semblait évident s’évapore, comme un faux problème.
(ii) L’inexprimabilité : Contrairement à la position précédente, qui est matérialiste, cette thèse ne présuppose pas un type quelconque d’explication des phénomènes mentaux. Ce qu’elle affirme, c’est que l’on ne doit pas parler du contenu d’une expérience sensible, en vertu du principe de vérification[x]. Il n’y a que la forme qui puisse s’exprimer, dans la mesure où elle seule est susceptible d’être vérifiée :
Il n’existe pas et il ne peut exister aucune proposition sur le contenu. En d’autres mots : la meilleure chose serait de ne pas utiliser le mot “contenu”, il n’y en a aucun besoin et ma seule excuse pour l’avoir fait (jusqu’au titre de ces leçons) est que cette route interdite m’a semblé la voie la plus facile pour conduire le lecteur à un point qui lui permette d’atteindre du premier coup d’oeil la terre qui se trouve devant lui[xi].
D’après Schlick, le mot “contenu” n’a pas de sens car il n’est pas vérifiable empiriquement.
A partir de là, il me semble que l’on peut développer un second argument contre l’existence des contenus. Seul ce qui est vérifiable empiriquement ou analytique existe. Le contenu n’est pas analytique. Donc le contenu n’existe pas. Autrement dit, si l’on accepte, comme le prétend Schlick, que le terme “contenu” n’a pas de sens, puisqu’il n’est pas vérifiable empiriquement, i.e. réductible en dernière analyse à des énoncés d’observation, il semble que l’on doive en inférer qu’il ne peut pas avoir de référent, à moins que l’on ne le retienne comme appartenant aux termes et énoncés dépourvus de sens (sinnlos)[xii]. Sinon le principe de vérification serait inopérant dans l’accomplissement de sa tâche première, c’est-à-dire le rejet de la métaphysique.
Ainsi, on pourrait légitimement penser que si Schlick a soutenu une version de l’argument du spectre inversé (op. cit. p. 62), ce n’est pas pour défendre les qualia, mais justement, en toute logique positiviste, pour proscrire la question (en termes intelligibles) de leur existence et, partant, de l’identité ou de la différence de contenus entre individus et dans la “communication avec soi-même” — questions qui n’ont pas de sens selon lui. Ce n’est que du moment où une structure d’ordre diffère d’une autre, du moment où il existe une marque objective de différence entre elles qu’on peut les comparer. Pour Schlick, les choses n’auraient donc d’existence que dans une telle structure ou, comme l’a dit Quine, qu’en tant que valeur d’une variable liée — cette structure étant totalement exprimable et vérifiable (il n’y a pas de résidu).
Un élément qui rend plausible le fait que Schlick ait vraiment soutenu cette position (du moins en certains endroits de son essai), c’est qu’il prétend que ce qui distingue l’aveugle du voyant ce n’est pas l’absence de contenu du premier qui s’opposerait à la présence du contenu chez le second, mais le fait que les structures de l’aveugle ne sont pas les mêmes que celles des gens normaux :
Et si nous affirmons, par exemple, que les daltoniens ne sont pas capables de comprendre correctement une proposition sur les couleurs, nous affirmons simplement que certaines structures ne comparaissent pas dans leur expérience […] mais nous n’affirmons pas quelque chose concernant leur incapacité à remplir des structures avec le “contenu adéquat”[xiii].
Autrement dit, non seulement Schlick, tel que je le présente ici, rejetterait un argument comme celui de Jackson en niant que Mary apprenne quoi que ce soit lorsqu’elle sort de sa chambre, mais, de plus, on ne devrait littéralement pas parler de contenu, c’est-à-dire théoriser à propos de l’existence (ou non) des qualia ou chercher à les caractériser.
1.3 Le débat est lancé
A partir de ces quelques remarques préliminaires, nous pouvons commencer à évaluer les différents arguments en jeu. Il n’est certes pas concevable de discuter au cours de ce travail de toutes les hypothèses avancées de part et d’autre. C’est pourquoi je me propose de donner des raisons pour rejeter les positions les plus extrêmes, à savoir celles de Dennett et de ce Schlick.
(i) Le mysticisme démystifié : Il y a plusieurs manières de rejeter l’argument que j’ai attribué à Schlick. La façon la plus convaincante de le faire est de montrer que celui qui défend les idées de Schlick ne doit pas rejeter le contenu. Si nous pouvons justifier cela dans le cadre de sa théorie de l’inexprimabilité, il me semble que nous aurons fait un certain chemin vers ces entités si mystérieuses que sont les qualia.
Que dit Schlick? Il prétend certes que le contenu est inexprimable. Il souligne également que le terme “contenu” doit être abandonné. Mais cela signifie-t-il vraiment que le contenu n’existe pas? Je ne le pense pas. Je crois qu’il faut séparer la question de l’existence du contenu de celle de la vérifiabilité du mot “contenu” comme de celle de l’exprimabilité du contenu. En effet, il existe des expériences empiriques qui peuvent déterminer si oui ou non quelqu’un possède un contenu. Il suffit pour ce faire de mettre une personne aveugle ou daltonienne devant des échantillons de couleurs et de lui demander ce qu’elle voit. Autrement dit, le contenu est inexprimable dans la mesure où l’entend Schlick, mais on peut déterminer empiriquement s’il existe ou non. On ne peut pas exprimer la qualité du rouge que je ou que tu perçois, et la question de l’identité de ton rouge et de mon rouge n’a pas de sens dans la mesure où nos contenus ne sont pas vérifiables. Cependant, il est extrêmement aisé de vérifier par une procédure empirique si je suis ou tu es aveugle. Et le fait que l’on dise “aveugle” de l’aveugle paraît bien indiquer, quoiqu’indirectement, que ce terme a un sens, sans par ailleurs que l’on ne puisse ou que l’on veuille dire quoi que ce soit du contenu de l’expérience de cet aveugle.
A ce point de la discussion, il me semble important de rattacher ce qui précède à une idée de Wittgenstein. Nous savons que, selon lui, certains énoncés ne jouent pas le jeu de la vérité (ou de la fausseté). Parmi ceux-ci, outre les propositions de la logique et des mathématiques, on peut compter les lois scientifiques, les énoncés rendant compte de perceptions immédiates ou encore les énoncés-charnières de Über Gewissheit. Si certains de ces énoncés ont la forme de propositions empiriques, ce ne sont pourtant pas des propositions empiriques (UG §308). Ce que ces énoncés ont de commun, quoiqu’à des niveaux extrêmement divers, c’est le fait qu’ils sont tous constitutifs de notre façon de faire ou d’être au monde.
Ici encore, il serait tout à fait possible d’admettre la description de Wittgenstein quant au caractère non vériconditionnel de ces énoncés, tout en ne niant pas que ce qu’ils expriment existe. Autrement dit, tout en acceptant l’idée de Wittgenstein selon laquelle la question de leur accord (ou désaccord) avec la réalité n’a pas de sens[xiv], on pourrait néanmoins continuer à prétendre que la couleur ou la douleur existent. Cette existence, étant littéralement la condition de possibilité de l’attribution de certains énoncés à la classe des propositions charnières ou dépourvues de sens. Si ça n’a pas de sens, par exemple, de s’interroger sur l’existence du Jura il y a une demi-heure, c’est parce que cela constitue une certitude. Le fait que le processus de justification a un terme ne constitue justement pas un argument en faveur du sceptique quant à l’existence de l’entité en question. Ainsi, selon ce raisonnement, Wittgenstein devrait présupposer l’existence du rouge ou de la douleur chaque fois qu’il se pose la question de savoir si l’on doit distinguer un langage privé du langage public (PU § 273 et sq.). Autrement dit, c’est bien parce qu’il y a vision du rouge ou douleur que la (mauvaise) question de l’expression du contenu paraît devoir se poser[xv].
Quant à Schlick il écrit, quelques lignes seulement après l’extrait que nous venons de citer :
L’homme de la rue sait que le contenu qu’il pense que le mot “peur” indique, par exemple, ne peut pas se communiquer, mais doit être appris avec l’expérience d’être épouvanté[xvi].
Il existe donc bien un contenu qui s’acquiert par l’expérience correspondante, quelles que soient les précautions que l’on prenne pour en parler.
En résumé, la conception de Schlick concernant l’inexprimabilité du contenu d’une perception ne constitue pas un véritable argument contre les qualia. Son point de vue sur ce sujet étant plutôt que le contenu existe, qu’on le ressent, bien qu’on ne puisse pas l’exprimer[xvii].
(ii) L’éliminativisme éliminé : Si nous distinguons, comme le proposent Schlick et Wittgenstein, entre le “goût des choses”, c’est-à-dire la façon dont les choses nous apparaissent, à la première personne, des descriptions que nous en donnons, il me semble que nous sommes en mesure d’apporter une critique simple et efficace à la position de D. Dennett.
Il paraît très plausible d’affirmer que la nature de nos expériences n’est pas la même que celle de nos descriptions[xviii]. Autrement dit, le voyant a une expérience de rouge, alors que l’aveugle n’en a pas. Si l’on accepte cela, et je vois mal comment ne pas l’accepter, je propose alors la convention suivante : nous appelons contenu ce que la personne qui voit (mais aussi qui entend, sent, etc.) possède, par opposition à ce qui manque à l’aveugle (sourd, anesthésié, etc.). Puisqu’il est donc extrêmement difficile de nier qu’il existe une différence entre l’expérience visuelle d’un aveugle et celle d’une personne voyante, il me semble judicieux de proposer un terme pour qualifier (le contenu de) cette expérience. Vous pouvez refuser d’adopter cette convention, i.e. d’attribuer un nom pour qualifier un état de chose réel, mais c’est alors à vous de dire pourquoi vous refusez une discrimination plus fine du réel que celle que vous proposez.
Autrement dit, pour reprendre l’exemple paradigmatique de Dennett, l’erreur de ce dernier n’est pas d’évoquer la difficulté de donner une description univoque de l’état de Chase et, respectivement, de Sanborn, mais dans le fait de contester que Chase et Sanborn seraient chacun dans un état perceptif subjectif réel, du fait même de la possibilité d’une indiscernabilité des descriptions de leur état. Lorsque Dennett (p. 528) critique la façon déflationniste (Schlick-Wittgenstein) de défendre la prétendue invincibilité des contenus en affirmant que ce que nous voulons, c’est que Chase ait raison (s’il a raison) quant au fait qu’il n’est pas dans le cas de Sanborn, je crois non seulement qu’il se méprend sur la valeur constitutive des expériences immédiates et des énoncés d’observation[xix], mais que, de plus, il exige beaucoup trop de Chase en l’occurrence, à savoir une caractérisation objective de son état. L’idée étant que si l’on utilise l’argument de l’illusion pour défendre le contenu — ce que partagent deux individus dont l’un a une hallucination et l’autre une véritable expérience perceptive, c’est justement ce contenu — on ne peut pas prétendre souhaiter l’infaillibilité objective des contenus, comme le fait Dennett.
En d’autres termes Dennett commet la même erreur que l’idéaliste ou un certain type de vérificationnisme[xx] : ce n’est pas parce qu’il y a plusieurs modes de description possibles de ce qui se donne comme un objet, que cet objet n’existe pas, qu’il est dépend de notre esprit ou de la description que nous en donnons.
En outre, l’accent qu’il met sur le fait que les prétendus qualia ne peuvent pas être des propriétés intrinsèques de l’expérience (“pompes à intuitions” 9, 10, 11, 12) ne me paraît pas concluant. On peut tout à fait admettre que la rougeur ou l’amertume sont des propriétés extrinsèques ou relationnelles sans devoir concéder que les qualia n’existent pas. En effet, reprenons un exemple qu’il donne (# 10) : une sorte de phénol est amère aux 3/4 de l’humanité et insipide au reste. La réactivité au produit est génétique. On pourrait, par eugénisme, le rendre paradigmatiquement amer. Mais on pourrait aussi le rendre insipide pour l’ensemble des hommes. Ainsi, l’amertume ou l’insipidité n’est pas une propriété intrinsèque de ce phénol, mais une propriété relationnelle. Je n’entends pas contester la possibilité de ce genre d’expérience, ni même le résultat auquel arrive Dennett, mais plutôt dire qu’il importe peu en l’occurrence de savoir comment est acquise une perception ou quelle est sa distribution statistique dans l’espèce. Ce qui compte, c’est que 3/4 des individus confrontés au phénol auront un contenu que ceux qui ne goûtent pas le phénol n'auront pas.
“Que doit alors dire Chase? Doit-il accepter le conseil de sa femme et déclarer que puisqu’il ne peut plus supporter le café, il n’a plus le même goût qu’auparavant? Ou doit-il dire qu’il a le même goût qu’auparavant — en supprimant le fait qu’il ait si mauvais goût maintenant?” (p. 534). La réponse à cette question, contrairement à ce que suggère Dennett, est simple. Chase ne doit tout d’abord rien dire du tout. Il expérimente le monde, une tasse de café en la circonstance. Et s’il veut dire quelque chose, il dira ce qu’il voudra, l’essentiel étant que l’on soit sûr qu’il a une expérience, autrement dit que le café a un goût particulier, senti de lui seul à ce moment (le contenu de son expérience), et auquel le mot “amer” ou toute autre description aussi sophistiquée que l’on souhaite se réfère, sans résidu, dans notre langage intersubjectif — et ceci indépendamment de la genèse, vérifiable ou non[xxi], de son expérience.
En résumé, nous pensons que Dennett se fourvoie lorsqu’il entreprend la critique des qualia parce qu’il en exige une caractérisation propositionnelle, présupposant ce qu’il souhaite démontrer, à savoir qu’il n’existe pas d’entités conscientes subjectives.
Le coeur de mon argumentation consiste alors à dire qu’aucune des deux objections que nous avons envisagées n’exclut la possibilité de l’existence d’un contenu. Il est clair que l’existence d’un contenu de l’expérience perceptive n’implique pas l’existence des qualia. En effet, ce contenu pourrait être une propriété objective (dispositionnelle ou non) de notre expérience. Si nous voulons prouver l’existence des qualia nous devons montrer qu’il y a quelque chose comme des caractéristiques qualitatives ou privées de nos expériences sensorielles. C’est à cette tâche que nous allons nous atteler au cours des sections suivantes.
2.1 Ontologie et épistémologie de la couleur
Pour simplifier l’exposé, je propose de ne traiter dans ce qui suit que de la couleur, présupposant ainsi qu’il est possible de tenir le même discours, ceteris paribus, des objets des autres modalités sensorielles (goût, douleur, etc.). Nous examinerons brièvement, dans un premier temps, l’ontologie de la couleur, puis son épistémologie, pour terminer par une analyse du langage de la couleur.
Sans entrer dans les détails de l’exposition du phénomène physique de la couleur, nous pouvons dire qu’il existe un domaine particulier de la science physique, l’optique, qui s’occupe d’étudier la lumière, son comportement (réfraction, réflexion, décomposition) et d’expliquer le phénomène de la coloration des objets ou des surfaces. Je ne crois pas, au-delà des questions quant à la nature de la lumière (ondes ou particules) qu’il y ait de problème particulier dans la description physique de n’importe quel phénomène lumineux. Il se peut que la nature de l’explication soit hétérogène, qu’elle mette en jeu divers champs de la science physique, mais rien dans la couleur nous est mystérieux.
Si l’on admet cela, on peut donc prétendre que la couleur est objective et matérielle en ce qu’elle existe indépendamment de nous et qu’elle s’explique à l’aide des lois de la physique contemporaine.
Mais, bien entendu, une approche du phénomène de la couleur ne peut se satisfaire de cette caractérisation objective. En effet, il y a une composante (inter-)subjective qui fait que la base physique de toute couleur nous apparaît comme cette couleur particulière. Il se pourrait tout à fait que le même objet physique produise des réactions différentes chez des êtres ayant une autre structure neurophysiologique que nous. Ainsi, certains animaux perçoivent cette base physique comme une nuance entre le noir et le blanc. C’est également pour cette raison que la tradition a cru devoir distinguer entre les qualités premières, qui existent dans les corps telles que nous les percevons, comme la forme ou la masse des objets, et les qualités secondes, qui sont dérivées de certaines déterminations des qualités premières, comme la couleur.
Comment concilier alors ces deux caractérisations de la couleur qui paraissent antinomiques?
A l’aide de la description suivante : ce qu’on appelle “couleur” de façon générale (1), c’est le fait qu’un certain phénomène physique dans le monde (2) produise normalement à la vue d’un être humain une couleur spécifique (3). Description que nous pouvons alors schématiser ainsi :
/ | (2) base PHYSIQUE | (a; propriété de l’objet) | ||
(1) COULEUR G | ¬ (cause) | |||
\ | (3) COULEUR S | (rouge ; propriété relationnelle sujet-objet) |
La rougeur en tant qu’objet relationnel de nos expériences visuelles est certainement ontologiquement dérivée de sa base physique objective[xxii] — base dont les éléments sont quant à eux ontologiquement premiers et partant irréductibles.
Cela dit, si la perception d’une couleur dépend d’un sujet ou groupe de sujets, ne doit-on pas malgré tout la considérer comme quelque chose de relatif? Autrement dit une caractérisation anti-réaliste de la couleur n’est-elle pas de mise ici?
Je ne le pense pas dans la mesure où si, comme nous l’avons dit, la couleur perçue est ontologiquement subjective ou dérivée de sa base physique (par exemple la réflexion spectrale), elle est cependant épistémologiquement objective ou intersubjective. Autrement dit, la couleur est une propriété relationnelle des objets ou surfaces. Mais le fait qu’elle soit dépendante de la réaction (Response-dependence[xxiii]) d’un ou plusieurs sujet(s) ne signifie pas qu’on doive adopter un point de vue idéaliste sur la question. En effet, à la question de savoir pourquoi est-ce à la propriété de la base physique (disons a) à laquelle on fait référence en disant “rouge” (et pas à b, d, g, par exemple), on doit répondre que c’est a qui cause la perception de la rougeur chez l’Homme (et pas b, d, g).
Alors, on peut donner la définition a priori suivante de “x est rouge” :
(1) x est rouge si et seulement si on voit x comme rouge dans des circonstances
normales[xxiv].
C’est une définition a priori parce que la propriété rouge mérite d’être nommée “rouge” à cause du fait qu’elle fait surgir la sensation de rouge, et ceci indépendamment de toute expérience préalable. Cette dépendance à la réaction est donc compatible avec une conception réaliste. La structure objective de la couleur produit, généralement, sur notre structure neurophysiologique particulière la sensation de rouge. On peut dire alors que la propriété de la couleur est relationnelle et qu’elle se développe par l’interaction entre deux structures objectives, celle du sujet et celle de l’objet, sans être elle-même ontologiquement première. Autrement dit, elle peut être dérivée d’entités physiques, mais sans que ceci implique la relativité absolue ou la subjectivité de notre perception dans la mesure où une certaine stabilité perceptive (rouge, par exemple) est empiriquement constatée chez l’Homme en présence d’une base physique spécifique (a, par exemple).
Pour résumer, on peut maintenant présenter le schéma suivant :
ONTOLOGIQUEMENT | EPISTEMIQUEMENT | |
BASE PHYSIQUE | objective | intersubjective |
COULEUR | dérivée | intersubjective |
2.2 Langage de la couleur
Si, comme nous venons de le voir, on se réfère à la propriété a objectivement et si, on identifie cette propriété subjectivement, dans le fait qu’elle fait surgir le rouge devant nous, comment alors parler de la couleur?
(i) Analogique vs digital : Schématiquement, on peut dire que la réalité matérielle est un continuum que nous distinguons (connaissons) en fonction de nos intérêts. A l’aide du langage, des concepts, nous opérons un découpage dans ce continuum qui peut varier d’une culture à l’autre. C’est un fait désormais bien connu, si l’on s’en tient à la couleur, que certaines langues découpent le continuum physique de l’arc-en-ciel en sept parties (français), d’autres en quatre parties (chona) ou en deux (bassa), même s’il est vrai qu’il semblerait qu’il existe une structure universelle de la perception des couleurs[xxv].
Ainsi, le langage cristallise ou condense certaines occurrences matérielles, il les regroupe sous un concept de façon à ce que nous puissions communiquer à autrui que telle portion de la réalité matérielle (un rhinocéros, par exemple) fonce vers nous. Cependant, aucune langue naturelle n’est ce que Goodman appelle un système digital ou notationnel, i.e. discontinu et syntaxiquement et sémantiquement différencié[xxvi].
Mais si on se limite à l’arc-en-ciel et à la langue française des couleurs, nous avons un tel système notationnel. En effet, il existe une corrélation biunivoque entre le schéma linguistique et les couleurs. Chaque nom de couleur nous informe de manière notationnelle, nous permettant de repérer une des sept divisions du spectre.
Comme le dit Goodman (op. cit. p. 197) si la vertu des instruments digitaux est le caractère défini et la répétabilité de la lecture, les instruments analogiques peuvent, quant à eux, offrir une sensibilité et une flexibilité plus grande. Peut-on alors augmenter la capacité discriminative du lexique de la couleur, passer des sept termes (ou des quelques dizaines de termes) que nous avons à disposition à plusieurs milliers? La question est alors de savoir si à l’aide d’un instrument analogique il nous est possible de construire un instrument digital nous donnant la précision voulue. Un tel instrument digital existe, il s’agit du spectromètre. Mais cela nous permet-il pour autant de construire un vocabulaire intersubjectif des couleurs tel que je l’imagine? Théoriquement cela ne semble pas poser de difficulté. Cela a même été réalisé dans un laboratoire de physique expérimentale. Mais, je pense qu’on ne peut pas attribuer un nom à chaque nuance de rouge, par exemple dans une langue naturelle. Non seulement il ne nous est d’aucun intérêt de le faire, mais, de plus, on ne voit pas comment identifier ces nuances. Autrement dit, si on peut poser une règle sur un segment de droite et, théoriquement, déterminer par un chiffre la localisation de chaque point, on ne peut pas poser le spectromètre sur le continuum de rouge et dire (ou stipuler) s’il s’agit du rouge 1, du rouge 2 ou du rouge 3 (encore moins d’un rouge entre le rouge 1 et le rouge 2). Nous n’avons aucun critère d’identité. Cela tient vraisemblablement au caractère ontologiquement dérivé de la couleur. C’est parce que l’identité de la couleur est sa base physique et que ce que nous percevons est cette base dans certaines circonstances particulières, que nous ne pouvons pas établir une discrimination objective de la couleur. Qui plus est, il est à noter que la base de la couleur elle-même n’est pas stable au sens où la forme d’un objet est normalement stable dans différentes conditions. Une légère variation de lumière, par exemple, changera la mesure objective du phénomène, i.e. le phénomène lui-même. Ainsi cette double indétermination (variation de la base et caractère relationnel de la couleur) rend nécessairement impossible la constitution d’un langage plus précis des couleurs.
Cela dit, il nous faut aborder encore deux caractéristiques du langage : décrire et faire référence, et examiner à nouveau la possibilité d’un langage vériconditionnel des couleurs.
(ii) La description : S’il est vrai, comme le croient notamment Helmholtz et Gregory, que la perception est inductive, il est abusif d’en conclure que “les perceptions et le langage sont tous les deux des descriptions” (LPR, p. 296). En effet, bien qu’il soit possible de tirer une description d’une impression visuelle ou d’un objet photographié, il est faux de dire que l’impression visuelle ou la photographie en sont une description. De plus, il existe une multitude de descriptions possibles correspondant à la perception d’un même objet et, inversement, la perception peut changer sans que la description en soit affectée. Enfin, on devrait conclure de cet isomorphisme le caractère vériconditionnel des images visuelles de la perception. Mais il y a de bonnes raisons de penser que c’est plutôt d’un énoncé assertorique qu’on dit qu’il est vrai ou qu’il est faux. En effet, si la perception est un acte relationnel et constitutif, on peut difficilement imaginer quelque chose qui correspondrait à l’objet qu’elle présente[xxvii]. Comme le dit Bouveresse, nos sens peuvent “être affectés par des déficiences et des dysfonctionnement divers, mais ils fonctionnent toujours correctement, si l’on entend par là qu’ils obéissent simplement aux lois qui leur imposent de se comporter comme ils le font” (op. cit. p. 291). Qui plus est, il paraît judicieux de distinguer entre perception illusoire et fausseté, dans la mesure où une expérience illusoire pourrait être vraie au sens où par hasard l’énoncé décrivant l’expérience en question serait vrai.
Même si l’on admet pour expliquer le comportement du système perceptuel une distinction entre sensation et perception, c’est-à-dire entre un mécanisme non inférentiel et un mécanisme inférentiel, la perception n’est pas un langage. Généralement elle ne possède pas la complexité ou l’articulation d’une langue, elle établit plutôt des inférences élémentaires (ou “inconscientes”), elle n’a pratiquement aucune distance avec le phénomène auquel elle est censée être comparée, en conséquence le mensonge perceptuel est impossible. De plus, comme la perception est un moyen de vérifier la vérité ou la fausseté de certains énoncés hypothétiques, elle ne doit pas être elle-même vériconditionnelle. Pour conclure, on peut ajouter qu’il existe un terme adéquat pour parler d’une expérience perceptive ratée, i.e., “illusoire”[xxviii].
En admettant cette distinction entre le langage et la perception, il nous faut alors considérer la façon dont les couleurs peuvent être décrites. La question essentielle me paraît être la suivante : le fait que le langage ne semble pas pouvoir expliciter et exprimer la quantité extraordinaire de renseignements concernant l’objet perçu est-il contingent ou nécessaire?
Si l’on entend répondre à cette question à la façon du Wittgenstein des années trente, il faut dire deux choses. Tout d’abord que le langage ordinaire fonctionne correctement, il suffit de le débarrasser des obscurités qu’il renferme (“connaître les parties de notre langage qui sont des roues qui tournent à vide” PB, § 1). Deuxièmement, que la matière du monde s’attache à des noeuds conceptuels ou grammaticaux. Autrement dit, le système de notation, qu’est notre langue, distingue ce qui est essentiel de ce qui est inessentiel, et que tout autre langage qui prétendrait s’approcher d’une langue primaire, phénoménale, ne serait qu’un système de représentation semblable au précédent, avec d’autres priorités. Comme l’écrit J. Bouveresse : “Et dire qu’en fin de compte il n’y a pas de langage plus primitif que le langage ordinaire, c’est dire que, si celui-ci contient effectivement des éléments facultatifs, il s’agit d’éléments remplaçables, mais non à proprement parler éliminables” (MI, p. 361). Ainsi, comme bien souvent avec Wittgenstein, la question posée se trouve vidée de son sens. On ne peut pas comprendre ce que serait un autre langage (notamment un langage privé). Toute langue appartient au système secondaire (physique) et une langue primaire, du donné immédiat, ne pourrait être en fait que “ce son inarticulé par lequel de nombreux auteurs souhaiteraient commencer la philosophie” (op. cit. § 68) et non une description.
Un autre point de vue sur la descriptibilité des couleurs, moins minimaliste, consiste à dire que ce sont des phénomènes suffisamment simples pour qu’ils soient plutôt les moyens de décrire une scène visuellement perçue (“les autobus étaient rouges”, par exemple) que des objets spécifiables en eux-mêmes. En effet, il semble que la façon linguistique de qualifier le rouge des autobus ne puisse être que rudimentaire (clair, foncé, etc.), imagée (coquelicot, sang, rubis, framboise, etc.) ou alors digressive (“du rouge qui fut celui qu’employa le peintre xyz pour réaliser le coin supérieur gauche de sa toile abc, exposée pour la première fois au musée d’Art Moderne de la ville, plutôt petite, de R., que tout le monde surnommait pourtant «la-ville-aux-mille-lacs»,…”, etc.).
Ne devrait-on pas dire alors que la science, contrairement aux langues naturelles, décrit la couleur “parce qu’elle les décompose en des phénomènes complexes : en réactions ophtalmiques, neurologiques et en événements physiques” (KA p. 41). Je ne le pense pas, dans la mesure où la science telle qu’elle est ici conçue ne fait que de décrire les conditions de possibilité de l’apparition de la couleur. Alors que des caractérisations du type “le rouge se trouve compris entre une longueur d’onde de x et de y” doivent compter comme des définitions de la base physique — ici du rouge.
(iii) La référence : Quant à la dénotation, sitôt qu’on arrive à un objet simple, les noms ne peuvent plus que se référer à l’objet en question. Si l’on admet ce que dit S. Kripke dans son fameux livre Naming and Necessity, les couleurs “ressemblent aux termes d’espèces naturelles” (note 66, p. 116). Ainsi, la couleur jaune, par exemple, est identifiée et désignée rigidement comme étant cette propriété physique externe de l’objet que nous appréhendons grâce à l’impression visuelle de jaune. Sans entrer dans les détails de la “théorie de la référence directe”, selon Kripke, la référence des noms propres et des noms d’espèces naturelles n’est pas fixée par des traits singularisants ou des descriptions identifiantes, mais directement par l’emploi du nom. D’après lui, il faut distinguer deux choses : d’une part, les propriétés associées à priori à un terme en vertu de la manière dont la référence a été fixée (par un acte de baptême — ostensif ou descriptif — pas toujours localisable), mais qui peuvent être contingentes. Et d’autre part, les propriétés analytiques et nécessaires qui sont associées à un terme en vertu de sa signification. Si nous reprenons l’exemple du jaune, la façon dont la référence est déterminée est la suivante : “le jaune = ce qu’on sent quand on a la sensation S”. L’identité fixe la référence ; on la connaît a priori, mais elle n’est pas nécessaire puisque le jaune aurait pu exister sans nous.
Pour ce qui est de la valeur de vérité du discours de la couleur, deux conceptions s’opposent, que l’on trouve réunies dans cette citation de Wittgenstein :
Maintenant, si je dis : “Ceci est jaune”, je puis le vérifier par des moyens très différents. Selon la méthode de vérification que j’adopterai, la proposition aura chaque fois une signification très différente. Si par exemple j’adopte comme moyen de vérification une réaction chimique, alors il y a du sens à dire : “Ceci semble gris, mais en réalité c’est jaune”. Mais si je décide que c’est ce que je vois qui vaut comme vérification, alors il n’y a plus de sens à dire : “Ceci semble jaune mais n’est pas jaune.” Dans ce cas je ne puis plus rechercher un indice de ce que ceci est jaune, mais “ceci” est le fait même ; j’ai progressé jusqu’au point ultime, au-delà duquel on ne peut progresser davantage. S’agissant de ce qui est immédiatement donné je n’ai pas le droit de faire des hypothèses[xxix].
Cette tension entre une conception constitutive du langage des couleurs et une conception vériconditionnelle ne me paraît pas nécessairement devoir être abolie. En effet, indépendamment même de la méthode scientifique de vérification qui paraît peu opportune s’agissant des couleurs, il se peut que les conditions de la vision soit suffisamment précaires pour que mon “ceci est jaune” soit discutable et que tu me dises “ceci semble jaune, mais c’est orange”. Il est cependant clair que la résolution de notre divergence impliquera un mouvement (reconsidération, déplacement, etc.) d’une des deux parties en présence (ou même des deux).
Autrement dit, même si nous admettons avec Schlick et Wittgenstein que les énoncés qui rendent compte de l’expérience immédiate sont généralement ni vrais ni faux, dans la mesure où ils fixent les règles du jeu de la signification et de la connaissance[xxx], il se peut, comme les deux exemples précédents l’indiquent, qu’on interprète une proposition sur une observation différemment. Ainsi, Schlick précise trois contextes dans lesquels la phrase : “ici il y a peut-être du jaune” a un sens. D'abord, lorsque nous sommes dans le doute si le jaune aperçu dans mon champ visuel n'est pas d'origine subjective (par ex., je sais que j'ai pris des médicaments pouvant provoquer des altérations de perception). Ensuite, quand la couleur est variable ou bien mixte, i.e. lorsqu'il manque un mot usuel pour la désigner. "Ce qui est mis en doute ici, ce n'est manifestement pas la vérité d'une constatation [on pourrait donner à cette couleur la désignation "peut-être jaune"], mais la vérité de l'hypothèse que j'emploie le mot «jaune» selon le mode courant" (p. 50). Enfin, quand nous doutons, non plus de la façon de qualifier une couleur ambiguë, mais de l'application du concept : "n'en serais-je pas à croire, par suite d'une défaillance momentanée de ma mémoire, que «jaune» a la signification que j'associais autrefois au mot «bleu» et que d'autres continuent à lui associer aujourd'hui encore?" (p. 51). Schlick nous dit que c'est là encore un doute portant, non sur la constatation, mais sur la façon dont l'énoncé est représenté par ma phrase, i.e sur la question de savoir si la description que j'ai choisie pour l'énoncé est bien conforme aux règles usuelles communes des symboles en question :
Aussitôt que je choisis les règles de telle manière que ma phrase en devienne une constatation, toute possibilité cesse de la regarder comme l'expression d'une hypothèse. Dans notre exemple, si la proposition "ici jaune" se présente comme une constatation, "jaune" signifie : "la couleur que je me souviens avoir toujours appelée jaune." Peut-être n'est-il pas exact que j'aie toujours appelé "jaune" cette couleur ; il se présente alors une illusion de ma mémoire ; mais dans ce cas la constatation ne demeure pas moins vraie (si bien entendu aucun mensonge n'intervient). Il ne s'agit pas, pour sa vérité, de la manière dont j'ai par ailleurs effectivement employé les mots, mais seulement de la manière dont je crois à ce moment les avoir employés. Mais je ne puis pas me tromper là-dessus ; il est impossible […] que je ne le sache pas[xxxi].
Pour terminer cette partie, il me faut encore examiner si la conception constitutive des énoncés de couleurs défendue par Schlick et Wittgenstein est compatible avec la caractérisation référentielle de Kripke. Comme l’a dit Wittgenstein, le fait que de tels énoncés ne jouent pas le jeu du vrai ou du faux s’explique par le principe de vérification. Autrement dit, c’est l’écart qui réside entre ce qu’on affirme et le moyen de la vérifier qui fait d’un énoncé une hypothèse, i.e. un énoncé vrai ou faux — écart qui n’existe généralement pas dans le cas des couleurs. Cependant, comme nous l’avons vu dans la section précédente, il y a de bonnes raisons de penser que l’inexprimabilité du contenu des couleurs n’implique pas leur inexistence. De plus, le cas de la couleur est un peu plus ambigu que celui de la douleur dans la mesure où, nous l’avons vu, non seulement il y a une base physique objective de la couleur, mais encore la discussion sur la couleur se fait généralement publiquement. Par conséquent, il n’y a pas contradiction entre ces deux approches : la couleur possède un référent, même si sa signification et, partant, sa valeur de vérité, n’est pas déterminée.
Ce que nous avons dit des couleurs au cours de cette section peut se résumer ainsi : la couleur est la façon contingente et a priori dont nous est donnée sa base physique, ontologiquement première. D’un point de vue épistémologique, notre perception visuelle de la couleur est relationnelle, en ce qu’elle met en rapport deux composantes — ce qui perçoit et ce qui est perçu — sans pour autant être arbitraire ou relative à un sujet. Traduisant ce que dit Kripke, parlant de la chaleur, il se pourrait qu’il soit dans la nature des êtres humains d’avoir une structure nerveuse sensible à la couleur — rendant ainsi ce fait comme nécessaire aux Hommes. Comme toujours, le langage emploie des concepts discrets pour parler du continuum des couleurs, mais il semble qu’il y ait deux problèmes connexes et spécifiques à ce domaine, à savoir, d’une part, le fait que l’extension du vocabulaire des couleurs est nécessairement limitée et, d’autre part, que les couleurs parce qu’elles sont à la base de notre expérience sensorielle sont difficilement descriptibles. Pour ce qui est de faire référence à l’aide du lexique en question, nous avons adopté la caractérisation qu’en donne Kripke, d’après laquelle, les noms de couleurs, comme les noms propres ou les noms d’espèces naturelles, se référeraient directement à leur objet. Enfin, nous avons admis ce que Schlick et Wittgenstein disent du vériconditionnalisme du discours concernant les couleurs, après avoir signalé quelques exceptions notables.
3.1 Ontologie et épistémologie des qualia
Nous sommes maintenant en possession de suffisamment d’outils conceptuels pour avancer quelques thèses concernant les qualia. Afin d’assurer le lien avec l’ensemble du texte qui précède, nous examinerons la façon dont le contenu doit être un quale de trois points de vue différents (ontologique, épistémologique et linguistique) en nous focalisant sur les exemples de perception visuelle de la couleur.
Cela dit, la question centrale peut s’exprimer ainsi : qu’est-ce que les qualia? Nous avons vu que traditionnellement la notion de qualia n’était pas très claire. Je ne vais pas retracer ici l’histoire de leur diverses conceptions, mais plutôt chercher à avancer une caractérisation de ces entités qui soit acceptable par le plus matérialiste des philosophes, comme par un farouche anti-naturaliste. Il pourrait sembler que nous nous situions dès lors hors du débat habituel ou même que nous le dissolvions complètement en l’exposant comme nous le faisons. Il n’en est rien. Ce que nous voulons montrer, c’est que le lien normalement établi entre des entités matérielles ou physiques et des entités publiques n’est pas nécessaire. Les qualia pourraient être des entités physiques, mais demeurer néanmoins privés[xxxii].
Si l’on se reporte à ce qui précède concernant l’ontologie de la couleur, on doit d’abord se demander quelle est la place des qualia dans une telle description du phénomène.
Dans un premier temps, pour simplifier les choses, nous pouvons dire que tout ce que nous voyons (percevons) sont des qualia dans la mesure où nous le voyons toujours d’une façon qui est la nôtre[xxxiii]. En effet, chaque couleur perçue l’est d’un certain point de vue (spatio-temporel, psychologique, etc.) que l’on peut caractériser physiquement. Ce mode unique de présentation de la couleur, que j’appellerai désormais “situation”, est une des conditions de possibilité de l’existence de nos perceptions. Chaque objet ou scène perçu l’est de cette situation singulière qui confère à chacune de nos perceptions son caractère d’événement unique.
Mais, sans préjuger de la relation entre le mental et le physique, peut-on parler à ce propos d’une manière privée d’appréhender l’objet[xxxiv]? Oui, dans la mesure où ce mode de présentation (MP) ne peut être que le mien. Mon accès au monde par le biais de mes états conscients a toujours une perspective spécifique qui m’est propre. Ce MP constitue mon identité, il est une des contreparties non linguistiques du “je”. Mon identité est constituée, entre autres, par la somme de mes expériences placées dans un ordre temporel unique et faites d’un point de vue, le mien. Autrement dit, le MP constitue le contenu de l’asymétrie entre la description à la première et à la troisième personne.
Ce que je soutiens n’est pas en contradiction avec ce que dit Wittgenstein contre le langage et l’objet privé. J’admets qu’il ne peut y avoir de signification privée, ni même d’objet privé au sens où on se poserait la question de l’identité de cet objet mental à deux moments de la vie d’un individu ou dans la comparaison entre individus. Mais je pense que même si cet objet privé n’entre dans aucun jeu d’opposition, dans aucun jeu intersubjectif (seul ou avec les autres), et bien que nous n’ayons aucun moyen de déterminer une erreur d’identification entre deux sensations soi-disant identiques, cet objet a quand même une identité. Il n’est peut-être d’aucun rôle, mais il est la matérialité, le contenu continuel de mon “je”. Ainsi Bouveresse, après nous avoir rappelé que Wittgenstein nous invite à nous défaire de l’objet privé (PU p. 340), semble admettre qu’il a une identité : “Si l’identité de l’objet n’a pas d’importance, c’est-à-dire, si vous pouvez supposer qu’elle change constamment à votre insu sans que cela change rien, alors l’objet lui-même ne peut avoir l’importance que vous lui attribuez (même s’il est vrai que, dans les faits, il conserve son identité)” (MI p. 89).
On pourrait objecter qu’il est illégitime de distinguer entre ce que l’on perçoit et la façon dont on le perçoit, lorsqu’on parle des couleurs. Puisque pour tout individu, il n’y a que des “je vois” de la façon singulière dont il les voit, y a-t-il un sens de parler encore de qualia? Autrement dit, si tout est perçu “à la façon de…” que veut dire “contenu phénoménal”, ou “résidu phénoménologique de l’expérience”, etc? Ainsi, selon ce point de vue, il n’y aurait pas de qualia distincts de l’objet de la vision (perception). Parler de qualia, sur le plan ontologique, serait en conséquence abusif.
Effectivement, d’une certaine manière il nous faut reconnaître que, pour ainsi dire, “tout nous vient en même temps”, que le MP n’est pas quelque chose qu’on pourrait isoler par distillation de notre perception du rouge. Mais, d’un autre côté, je crois qu’il faut distinguer de façon pratique (par notre position dans l’espace-temps) et linguistique, ma position et mon accès à ce rouge du tien. Autrement dit, dans la généralité, il n’y a pas de rouge sans une perception du rouge, à savoir sans la relation entre un sujet et un objet rouge (nous faisons ici abstraction de l’illusion). Mais je ne perçois pas de rouge sans que ce soit moi qui le perçoive. Pour faire une métaphore, les qualia résident dans l’espace ouvert par l’asymétrie entre une position ou une description à la troisième personne et une position ou description à la première personne.
En résumé, il y a une façon singulière d’être, d’expérimenter le monde. La couleur qui m’est présentée de cette manière s’appelle mon quale[xxxv].
3.2 Langage des qualia
Il n’y a donc pas à proprement parler de langage des qualia, de langage phénoménal comme l’envisageaient certains philosophes des années trente de ce siècle. Il y a un langage intersubjectif qui décrit et se réfère à ce qui peut être partagé ou à ce qu’on veut partager dans notre communauté linguistique, à ce que l’on retient comme pertinent en fonction de notre pratique dans notre environnement naturel et social d’une perspective informationnelle ou expressive. Sont alors exclues les nuances perceptives trop fines et, littéralement, ce que je perçois — même s’il existe des marques ou des signes linguistiques qui nous permettent d’opérer la distinction entre les descriptions d’une expérience perceptive à la première et à la troisième personne.
Cela dit, ce que ma conception du langage des couleurs stigmatise, c’est le caractère sélectif ou synthétique du langage. Trivialement, c’est l’opposition entre la fonction de l’appareil optique et celle de la langue. Dire “rouge”, ce n’est pas voir du rouge. Et voir du rouge, c’est toujours voir du rouge d’un certain point de vue. Mais il existe un minimum commun qui fait que c’est voir du rouge, pour tout le monde, même si c’est chaque fois différent. Et c’est probablement la langue que nous partageons au sein de notre société qui trace les frontières floues de ce commun. Autrement dit, seules les nuances (parmi l’innombrable quantité de nuances de la réalité matérielle) qui sont pertinentes dans la communication ou l’expression entre les Hommes (ou certains Hommes, au sein d’un groupe) seront cristallisées dans la langue.
On peut pourtant s’interroger pour savoir pourquoi nous, locuteurs français, avons plutôt retenu l’opposition rouge-orange que l’opposition rouge 1-rouge 2 ou l’opposition rouge point de vue xyzt-xyzt’ — où “xyz” représente les trois coordonnées spatiales et “t” la coordonnée temporelle. Il est clair que l’opposition rouge 1-rouge 2 se fait déjà entre deux rouges, i.e. deux couleurs qui sont reconnues comme identiques, dans la mesure où leur base physique provoque des réactions similaires chez les individus. Mais nous semblons être alors confrontés à un cercle vicieux. Si c’est le langage qui individue le découpage de la réalité matérielle, il ne paraît pas y avoir d’autre raison que notre choix linguistique pour expliquer, dans l’exemple qui nous occupe, le regroupement des deux nuances de rouge sous le label “rouge”. Autrement dit, la façon dont nous appliquons nos concepts à la réalité paraît non seulement conventionnelle mais également arbitraire.
Nous emprunterons la réponse à cette possible objection à J.L. Prieto, qui distingue deux relativismes très différents l’un de l’autre et diversement acceptables :
Notre relativisme n’est donc pas à confondre avec celui qui consisterait à prétendre, par exemple, que l’appartenance d’un objet à une classe ou au complément correspondant ne dépend pas de l’objet lui-même mais du sujet. Cet autre relativisme prétendrait, par exemple, qu’un son qui peut-être connu comme “sonore” peut également être connu comme “non sonore”, c’est-à-dire comme “sourd”. Le nôtre, par contre, soutient que si un son peut être connu comme “sonore”, il peut également ne pas être connu comme “sonore”, mais qu’en aucun cas il ne saurait être connu comme “sourd”[xxxvi].
Ainsi d’après Prieto si la description de tout objet est relative à un point de vue, cela ne signifie pas que l’on puisse attribuer n’importe quelle propriété à cet objet. Dans l’exemple du spectre des couleurs, nous avons vu trois langues possédant trois façons différentes de découper la continuité du spectre. Mais aucune de ces langues ne le fait sans que ce découpage ne coïncide avec une certaine réalité. Même s’il est plausible qu’une langue qui partagerait le spectre en deux le fasse en “violet” et “non-violet”, ce ne semble pas être un hasard si, historiquement, cela ne s’est pas fait. Et si cela se faisait, il y aurait au moins deux bonnes raisons de le faire : la première étant que le violet et le non-violet existent et la seconde que le violet jouerait vraisemblablement un rôle particulier dans la communauté en question. Autrement dit, on peut ne pas connaître une portion du spectre des couleurs comme “rouge”, mais on ne peut pas la reconnaître comme “non colorée” ou comme “silencieuse”.
En outre, il faut expliquer la raison pour laquelle nous avons un mot, respectivement, pour dire le rouge et le orange, alors que nous n’en avons qu’un seul pour désigner le rouge xyzt et le rouge xyzt’. D’abord, cette description n’est pas tout à fait exacte, dans la mesure où le temps des verbes, notamment, nous donne des indications quant au moment où l’expérience a eu lieu. Ainsi, “je vis une balle rouge” se distingue clairement de “je vois une balle rouge”, énoncé au même moment. De plus, pour ce qui est de l’identité, car c’est principalement ce qui compte lorsqu’il s’agit d’interagir (linguistiquement ou non) avec les objets, il n’y a généralement pas de grande différence dans les caractéristiques objectives de cet objet à travers le temps. Dans de tels cas, la modification de la situation ne paraît en principe pas pertinente. Cependant, il peut y avoir une altération de l’objet au cours du temps ou de notre façon de le représenter par le souvenir qui peut alors se révéler utile de distinguer — ce dont témoignent des expressions comme “le buste de la Vénus de Milo”, “le souvenir que j’ai de…”, etc. qui se distinguent de la statue entière ou de ce dont nous nous souvenons.
Avant de conclure cette section, il faut encore signaler un point important mis en avant dans cette citation par G.C. Lichtenberg :
En face de ma fenêtre, il y a une cheminée blanche dont les deux côtés qui sont accessibles à ma vue ont rarement le même degré d’éclairage. De temps à autre, lorsqu’un des côtés me semble jaune ou bleuâtre, je demande à des personnes qui ont pour le reste un jugement très correct quelles sont les couleurs de la cheminée. Habituellement la réponse est qu’elle est aussi blanche d’un côté que de l’autre, mais le soleil brille sur l’un des deux, cela fait la différence[xxxvii].
Comme l’écrit Bouveresse, “dire que la cheminée, dans les conditions décrites par Lichtenberg, est également blanche des deux côtés est à la fois vrai et faux” (op. cit. p. 264). C’est vrai si l’on veut dire que la cheminée possède intrinsèquement la disposition égale de refléter sur ses deux faces des radiations lumineuses de toutes les couleurs. C’est faux, si l’on prétend qu’elle apparaît comme blanche des deux côtés. Nous nous trouvons donc dans un cas où pour dire que la cheminée est blanche dans son entier, nous mêlons un jugement ou une connaissance à notre sensation visuelle. Et, comme le remarque Lichtenberg, il est rare que l’on dise d’une chose qu’elle est blanche en invoquant uniquement le témoignage de nos sens. La raison pour laquelle la sensation et le jugement ne sont généralement pas séparés et pas séparables réside, selon Bouveresse, dans le fait fondamental énoncé par Helmholtz que “nous ne prêtons à nos sensations une attention facile et exacte que pour autant que nous pouvons les utiliser pour la connaissance des objets externes, et qu’en revanche nous sommes habitués à faire abstraction de toutes les parties des sensations qui n’ont pas d’importance pour les objets externes” (op. cit. p. 265).
Ainsi le langage, outre les propriétés déjà évoquées jusqu’ici, possède la capacité d’abstraire une classe de sensations (ici “jaune” ou “bleuâtre”) à l’aide d’un nom (“blanc”) sur la base d’une projection cognitive de la couleur perçue dans une situation d’éclairage idéale ou adéquate.
Nous sommes maintenant en mesure de répondre à l’alternative exposée à la note 1 de ce travail. Dans notre perception, le qualia est la couleur elle-même. Mais le langage, par définition intersubjectif et tourné vers la communication, nous autorise à distinguer, dans la variation des personnes (de la première à la troisième), entre la couleur qui est cet objet commun aux Hommes et la façon toujours unique dont elle nous est donnée. Mais qu’est-ce que ce mode de présentation? et entretient-il un rapport avec le sens frégéen?
Le MP est la façon dont nous percevons le monde que le langage dénote principalement par l’usage du “je” dans son opposition au “il(s)” ou “elle(s)”. Autrement dit les emplois de “je vois du rouge” et “L. Menoud voit du rouge” ou “il y a du rouge” indiquent que quelque chose de différent est en jeu. Comme le dit Searle, “les états mentaux sont toujours les états mentaux de quelqu’un. Il y a toujours une «première personne», un «je», qui a ces états mentaux”. Ainsi, “lorsque nous étudions lui ou elle, ce que nous étudions, c’est le moi qui est lui ou elle" (RE pp. 43 et 44). D’après lui, les conséquences du privilège du point de vue à la troisième personne sont regrettables, puisqu’alors “nous avons du mal à voir la différence entre quelque chose qui est vraiment doté d’un esprit, tel qu’un être humain, et quelque chose qui se comporte comme s’il avait un esprit, tel qu’un ordinateur” (op. cit. p. 39)[xxxviii].
Quant à la question du rapport entre le MP et le sens frégéen, il semble effectivement y avoir une relation entre la distinction sens-référence chez Frege, d’une part, et celle que j’ai établie entre le MP d’une perception et son objet, d’autre part. Ce qui s’explique, une fois que l’on a reconnu que c’est dans le langage seulement que l’opposition entre la couleur et la façon dont elle nous est présentée a un sens. Pour le dire différemment, non seulement la langue française possède la capacité d’exprimer la différence entre un point de vue à la première personne et un point de vue à la troisième personne, mais de plus elle est capable de distinguer diverses façons dont nous pouvons appréhender un même objet — que ce soit à l’aide du sens (“étoile du soir” et “étoile du matin”) ou de ce que Frege appelle la coloration (“chien” et “cabot”).
3.3 Le spectre inversé
Quelle est alors la pertinence pour les qualia de l’argument du spectre inversé? Peut-on de bon droit le considérer comme l’experimentum crucis en matière d’existence des qualia?
Je ne le pense pas. En admettant la possibilité d’avoir son spectre inversé, on n’a pas admis l’existence des qualia. Même si on ajoute que cette possibilité est indétectable en principe. On a juste reconnu qu’il y a des exemples, à première vue plutôt théoriques, où le langage a beaucoup de difficulté à faire référence au contenu de notre expérience sensorielle. Dans un certain sens, cela est regrettable, puisque c’est un des buts de la communication. Ainsi quand je dis que ceci est bleu ou que ceci est une table, je veux bien dire que c’est bleu ou que c’est une table et non pas que j’emploie les termes “bleu” et “table” comme les autres membres de ma communauté linguistique. (Par ailleurs, au contraire de la couleur, qu’une table m’apparaisse comme une chaise serait un cas de perception illusoire bien singulier et rapidement détectable dans la pratique.)
Mais dans un autre sens cela est n’est pas dommageable dans la mesure où aucun obstacle ne surgira dans mon rapport avec autrui (c’est même là la condition centrale de l’expérience de pensée), dans la mesure où rien (langage ou comportement) ne vous permettra d’identifier le contenu anormal de mon expérience.Cette confusion est imaginable parce que la couleur est un objet relationnel dans le sens où c’est en nous que se manifeste la sensation suscitée par la base physique. Il n’y a donc aucun moyen de comparer nos expériences. Mais comme ma perception de la table est également privée, cela ne suffit pas à expliquer l’indécidabilité de nos situations. Il faut, pour ce faire ajouter le fait que la perception de la couleur est à la source de notre connaissance, qu’elle constitue un objet suffisamment simple qui ne peut pas être identifié autrement que par la perception visuelle. Ce qui n’est pas le cas de la “table” perçue comme chaise, puisque toute tentative pour y manger (toucher) se solderait par une certaine désillusion.
On peut alors schématiser la différence quant à la possibilité de se tromper et d’identifier une erreur entre ces deux cas de la façon suivante[xxxix] :
OBJET |
u n c i t r o n |
d u r o u g e |
||||
PERCEPTION |
citron |
citrouille |
citrouille |
rouge |
vert |
vert |
NOMINATION P |
citrouille |
citron |
citrouille |
vert |
rouge |
vert |
NOMINATION C |
citron |
citron |
citron |
rouge |
rouge |
rouge |
|
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
Le premier cas (1), comme le quatrième (4), est typiquement un cas d’amnésie, où l’erreur de dénomination est détectable. Le second exemple est fort improbable, mais cependant la méprise perceptuelle est tout à fait identifiable par la pratique. Quant à la troisième hypothèse envisagée, c’est un exemple d’hallucination, où la confusion est également détectable publiquement. Si l’on considère maintenant la couleur, l’exemple (5) c’est celui du spectre inversé, indétectable par hypothèse. Quant au dernier cas évoqué, il paraît totalement improbable, bien que l’erreur en jeu soit, le cas échéant, clairement identifiable.
Ainsi il y a une asymétrie entre l’identification des objets et celle couleurs. En effet, si l’on prend pour seul critère d’opposition entre elles la possibilité de repérer une inadéquation entre l’objet perçu et la façon dont il est désigné, on se rend compte que seule l’hypothèse du spectre inversé (5) est indiscernable.
Autrement dit, l’expérience de pensée du spectre inversé ne prouve pas l’existence des qualia. Ce qu’elle indique, c’est que l’origine de notre connaissance ne semble pas pouvoir être évaluée. C’est ce que nous exprimions en disant que le langage des couleurs est constitutif ou qu’il ne joue pas le jeu du vrai et du faux. Les qualia, dans l’exemple envisagé, seraient la façon toujours nouvelle dont la base physique d’une couleur me serait donnée. Comparé à la situation normale (sans spectre inversé), elle diffère de la tienne non seulement en ce qu’elle est la mienne (de mon point de vue), mais également en ce qu’elle a un autre contenu que la tienne (rouge pour moi et vert pour toi, par exemple). C’est pourquoi, quelqu’un qui accepterait la possibilité d’une inversion spectrale ne devrait pas forcément admettre l’existence des qualia. Sa description pourrait alors être la suivante : “Je perçois cette couleur comme du vert et tu la perçois comme du rouge. La couleur est une propriété objective relationnelle des objets. Pour des raisons génétiques ton appareil neurophysiologique réagit différemment du mien (ou du nôtre) à la vision d’une base physique objective. Nous percevons donc deux couleurs différentes. Que le fait qu’il me soit impossible de voir ce que tu vois au moment où tu le vois soit nécessaire ou contingent ne change rien à mon interprétation. Même si cela était nécessaire, cela ne rendrait pas l’existence de qualia plausible. Non seulement notre différence neurophysiologique pourrait être vérifiable mais, même si elle ne l’était pas, je dirais toujours que les qualia n’existent pas. Simplement tu verrais du vert, là où moi je verrais du rouge (et vice-versa). Nous verrions donc la même chose, mais pas au même moment ou en présence du même objet. Alors que dans l’hypothèse des qualia, tu ne peux jamais voir ce que moi je vois (et vice-versa).”
En effet, selon ma description quand l’un des deux voit du vert en présence d’un objet rouge, il n’a pas vu le vert de la façon dont l’autre voyait du vert en présence d’un objet vert, non pas parce que l’objet en question était une fois vert et une fois rouge ou parce que le vert perçu en présence de l’objet vert ne serait pas le même que le vert perçu en présence de l’objet rouge, mais parce que la perspective sur chacune des couleurs est par définition différente pour chacun d’entre nous. C’est donc uniquement du moment où l’on admet pour l’analyse de la perception la pertinence de paramètres tels que le point spatio-temporel d’où on voit la scène perçue ou l’état de celui qui la perçoit que l’on doit accepter l’existence des qualia.
En résumé, il n’est pas nécessaire de donner une expérience de pensée du type de celle du spectre inversé pour conclure que l’expérience perceptive des couleurs d’un sujet anormal est différente de la mienne. Selon moi, toute expérience est par définition dissemblable à n’importe quelle autre, d’une façon fondamentalement différente de celle envisagée par cette hypothèse.
Pour conclure, nous allons synthétiser les résultats auxquels nous sommes parvenus au cours de ce travail :
(i) Le contenu existe.
(ii) L’existence du contenu n’implique pas l’existence des qualia.
(iii) Cependant, les qualia existent.
(iv) L’analyse de la couleur nous l’a présentée comme la propriété relationnelle d’un objet, i.e. la manière dont la base physique nous apparaît.
(v) Le langage fonctionne comme un instrument plus ou moins digital qui organise la réalité matérielle.
(vi) Les qualia sont alors ce que je vois de la façon dont je le vois. S’il y a effectivement une façon commune de voir les couleurs — qui généralement nous permet d’employer un langage commun pour désigner les mêmes impressions — nous avons cependant chacun une perspective privée sur le monde. Pour la science, cela correspond à un ensemble de données concernant la situation (espace-temps) de celui qui perçoit, son état interne et la base physique de la couleur. Dans le langage naturel, cela s’exprime par l’emploi de la première personne du singulier. Mais les qualia n’ont d’existence qu’en tant que contenu subjectif de l’expérience perceptuelle.
Autrement dit, l’essentiel de ma thèse peut s’exprimer ainsi. Les qualia existent même si l’on admet la conception matérialiste établissant l’identité entre mes états mentaux et des états neurophysiologiques de mon système nerveux. En effet, il y a au moins trois façons de faire la différence entre mon état subjectif et le tien. D’abord le langage, ensuite le comportement, enfin l’état cérébral. Que ces différentes façons puissent indiquer, faire référence, voire décrire tout ou partie de nos expériences et, par conséquent, ce qui les distingue, n’implique pas que ces expériences soient publiques. Il n’y a que moi qui peux voir ce que je vois du point de vue où je le vois au moment où je le vois. Même s’il y avait une expression cérébrale publique et articulée de cet état, voir l’activation de mes synapses, une longueur d’onde ou une formule, ce n’est pas voir ce que je vois.
On peut alors esquisser en guise de conclusion provisoire l’analogie suivante. Un objet physique possède des propriétés matérielles spécifiques et une identité numérique qui le distingue des autres objets spécifiquement identiques, sans que cela implique une conception ontologique dualiste de cet objet. Parallèlement à cela la façon singulière dont ce que nous voyons nous apparaît ne nous oblige pas à dire que ce que nous voyons de la façon dont nous le voyons n’est pas matériel.
De plus, une situation au sens où je l’entends, par définition numériquement distincte de toute autre, engendre des différences spécifiques. C’est pourquoi je disais qu’il est difficile de séparer le MP de ce qui est perçu et qu’en fin de compte l’esprit de chacun est entièrement “constitué” de qualia. Il se peut que chez les êtres vivants ou du moins conscients le concept d’identité numérique soit alors inutile.
Si mon identité s’exprime au mieux par la tautologie “je suis moi” et non par une propriété spécifique déterminée, il reste que ce “je” et ce “moi” font référence à ma façon unique et spécifiquement déterminée d’être au monde. Voilà peut-être pourquoi ce que j’ai appelé les énoncés constitutifs sont dépourvus de sens, comme les tautologies, tout en étant essentiels à la compréhension de notre façon de penser et d’agir.
Ce travail, pour des raisons évidentes, ne nous a pas permis d’aborder certains points capitaux lorsqu’on se décide à parler des qualia. Je pense notamment au statut de la conscience et de la subjectivité, aux relations entre les états mentaux et physiques, aux conséquences philosophiques d’aberrations perceptuelles comme la vison aveugle ou encore, à la question de savoir si les qualia ou la possession de qualia constitue un apport cognitif quelconque (know what ou know how). Tout ce que j’ai pu faire ici, et j’espère vous avoir convaincu, c’est donner quelques arguments, ou plutôt une description sommaire du monde, qui rendent plausibles l’existence des qualia.
Lorenzo Menoud
[i] En fait cette énonciation recouvre deux façons distinctes de caractériser les qualia, i.e. d’une part comme le mode de présentation de certaines qualités comme la couleur ou le goût et, d’autre part, comme ces qualités autonomes elles-mêmes. Nous y reviendrons.
[ii] Dans un sens certes différent de celui de M. Dummett : “Ce qui distingue la philosophie analytique en ses divers aspects d’autres courants philosophiques, c’est en premier lieu la conviction qu’une analyse philosophique du langage peut conduire à une explication philosophique de la pensée, et, en second lieu la conviction que c’est là la seule façon de parvenir à une explication globale”, Les origines de la philosophie analytique, 1988, Gallimard, 1991, p. 13.
[iii] Pour plus de détails sur le sujet, se reporter à mon mémoire, Noli me tangere, octobre 1995, notamment le chapitre 4, pp. 65-157. Schlick parle également de “constatations” pour identifier ces types d’énoncés.
[iv] Le titre de cette section, comme le suivant, sont empruntés au dictionnaire de D. Dennett, The Philosophical Lexicon, publication privée.
[v] J’emprunte cette typologie à R. Van Gulick in “Understanding the Phenomenal Mind : Are We All just Armadillos”, pp. 138-147.
[vi] Il existe au moins une autre version de cet argument datant de 1986. Mais G. Adler montre dans son mémoire de licence (pp. 26 et sq.) comment il est possible de le réduire au premier.
[vii] “Epiphenomenal qualia”, p. 271.
[viii] Nagel (1986, p. 47), cité par Van Gulick, p. 142.
[ix] Cf. également P. Churchland 1985 et 1989.
[x] Pour plus de renseignements sur le vérificationnisme des néopositivistes, cf. le chapitre 3 de mon Noli me tangere, pp. 25-64.
[xi] Forma e contenuto, Torino, Boringhieri, 1987, p. 72. Cet ouvrage de Schlick a été récemment traduit en français sour le titre Forme et contenu aux éditions Agone (2003). On reconnaît là le “mysticisme” de Wittgenstein, qui s’applique tant à l’éthique qu’au métalangage. Cette opposition forme-contenu a été contestée par Harrison, dans son livre Form and Content, Basil Blackwell, 1973. Nous examinerons ultérieurement cette critique.
[xii] Wittgenstein, dans le Tractatus (4.003 et 6.53), proposa une tripartion des propositions quant à leur signification : les pseudo-propositions métaphysiques sont absurdes ou insensées (unsinnig), les propositions mathématiques et logiques sont analytiques et, par conséquent, dépourvues de sens (sinnlos), et les propositions scientifiques qui nous parlent de la réalité sont de caractère synthétique, i.e. parfaitement sensées (sinnvoll).
[xiii] Forma e contenuto, Torino, Boringhieri, 1987, p. 63.
[xiv] “Ici nous voyons que l’idée d’un «accord avec la réalité» n’a pas une application claire” (UG, § 215).
[xv] Je suis tout à fait conscient de forcer ici la lecture de Wittgenstein (lecture ontologique), dans la mesure où il n’entendait pas aller au-delà de l’analyse des possibilités expressives du langage. Mais je prétends qu’une telle lecture des textes de Wittgenstein est possible et non pas que c’était là ce qu’il voulait dire. Il paraît cependant difficile de ne pas interpréter certaines propositions-charnières relatives (UG, § 454) comme impliquant l’existence de leur objet.
Cela dit, on peut constater qu’en 1.2 (ii) j’ai interprété Schlick plutôt comme Wittgenstein (inexprimabilité du contenu ---> inexistence du contenu), alors qu’en 1.3 (i) j’ai fait l’inverse (inexprimabilité du contenu --/-> inexistence du contenu). Si, nous l’avons vu, les textes de Schlick semblent parfois justifier ma première lecture, ce n’est pas (clairement) le cas pour les écrits de Wittgenstein.
[xvi] Forma e contenuto, Torino, Boringhieri, 1987, p. 64.
[xvii] Ceci n’étant pas à entendre comme une limitation, contingente, mais bien comme la grammaire de notre pratique cognitive (constitution).
[xviii] Cette distinction entre montrer et dire peut s’exemplifier dans l’opposition entre le cinéma et le texte ou la littérature. Une image nous présente des objets rouges, alors qu’une phrase comme celle-ci ne peut que l’évoquer ou l’inventer : “Au milieu, les grands bus rouges à deux étages s’étaient à nouveau massés”, M. Butor, L’emploi du temps, Minuit, 1956, p. 16.
[xix] Sur ce point, cf. mon mémoire, section 4.14.
[xx] Celui qui soutient une formulation forte du principe de vérification, à savoir, notamment, une vérification effective ou concluante qui retirerait toute signification cognitive aux énoncés portant sur des événements passés ou futurs. Cf. Noli me tangere, pp. 32-35.
[xxi] Nous entendons par là le fait qu’il est possible de donner des explications relativement univoques de l’état de Chase si l’on sait qu’auparavant il a mangé du miel, par exemple. Alors qu’il paraît plutôt impossible de vérifier les hypothèses proposées par Dennett. Autrement dit, la non-vérifiabilité des exemples échafaudés par Dennett n’est pas, comme il le pense, la preuve de l’inexistence des qualia, mais justement une indication de l’impossibilité d’exprimer le contenu, relevée par Schlick et Wittgenstein.
[xxii] Nous ne pouvons malheureusement pas au cours de ce travail entrer dans l’épineux débat concernant les véritables rapports entre les propriétés mentales et physiques (éliminativisme, réductionnisme, survenance, monisme, etc.?). “Dérivé” étant un terme suffisamment vague pour qu’il ne nous soit pas nécessaire de déterminer ici si lorsque l’on établit la liste du “mobilier du monde”, nous devons ou non compter la couleur s. Est-elle est ontologiquement réductible aux éléments matériels qui rendent possibles son apparition chez l’Homme ou, comme le croit Searle parlant alors de la douleur, a-t-elle “un mode subjectif d’existence” (RE, p. 139)?
Cependant, contrairement à toute la tradition philosophique, nous pensons que le problème des qualia peut être résolu sans trancher dans ce débat. Nous reviendrons sur ce point à la section 3.1.
[xxiii] Cf. l’article de P. Pettit (1991) sur le sujet.
[xxiv] Le problème de ce que sont des circonstances normales est trop complexe pour être traité ici. En effet, cela nécessiterait notamment une explication du concept de “suivre une règle”.
[xxv] Cf. notamment B. Berlin et P. Kay (1969) et E. Holenstein (1985).
[xxvi] Voir N. Goodman (1976), plus particulièrement son chapitre IV consacré à sa théorie de la notation.
[xxvii] Nous admettons ici sans discussion la théorie de la vérité-correspondance. Pour une discussion plus détaillée sur le sujet, cf. Noli me tangere, sections 4.9 à 4.11.
[xxviii] On peut alors proposer la typologie suivante :
illusoire/non illusoire — perceptif
vrai/faux — descriptif
juste/injuste — normatif (éthique)
beau (véridique)/laid (non véridique) — normatif (esthétique); sans tenir compte des aspects pragmatiques : pertinence, efficacité, honnêteté, etc.
[xxix] WWK, pp. 69-70. On trouve des remarques similaires chez Schlick :
“Appliquons maintenant ce qui vient d'être dit à ce que j'ai appelé «constatations». Supposons qu'un physicien désire que je fasse la vérification d'une expérience. Il me fait regarder, dans son laboratoire, à travers une lunette et me demande : «Qu'y a-t-il en ce moment dans votre champ visuel?» Je réponds (admettons que je le fasse sincèrement) : «Il y a deux raies jaunes». Une proposition comme celle-là possède — ainsi le comprend-on habituellement — une toute autre signification et se classe tout autrement qu'une «hypothèse». Il est par conséquent naturel, correct et légitime, de distinguer par un nom spécial des énoncés qui sont employés et traités de façon nettement différente des énoncés que l'on doit considérer comme des hypothèses en raison de leurs règles d'utilisation. En quoi consiste la différence? Dans notre cas, il serait absurde de dire : «Il y a peut-être du jaune dans mon champ visuel.» Si je donnais une pareille réponse au physicien, il ne manquerait pas de me dire : «Vous avez dû mal me comprendre ; à ma question, telle que je l'entends, on ne saurait répondre avec un ‘peut-être’»”; SC, pp. 47-8.
[xxx] Cf. Noli me tangere, pp. 149-151.
[xxxi] SC, p. 52.
[xxxii] L’argument contre le langage privé de Wittgenstein me semble inopportun dans la circonstance, puisqu’il ne s’agit pas ici de langage. Tout ce qui doit être dit (asymétrie entre la première et la troisième personne) peut être dit. Simplement parler d’une expérience (la décrire ou s’y référer), ce n’est pas l’avoir. Cf. également ci-après.
[xxxiii] J’ai trouvé une suggestion similaire chez Searle : “Ce que tout cela révèle c’est que l’esprit est constitué de qualia, pour ainsi dire, de bout en bout” (RE p. 43).
[xxxiv] Privé ≠ singulier, dans la mesure où ce qui est privé est nécessairement à moi, alors que ce qui est singulier l’est de façon contingente — même si biologiquement et historiquement ce peut être très important.
[xxxv] Dennett attribuait les caractéristiques intuitives suivantes aux qualia: privés, ineffables, intrinsèques, directement conscients. D’après ce qui précède, les qualia comme je les entends sont effectivement privés, mais pas nécessairement en un sens anti-matérialiste, mais plutôt en un sens grammatical. Ils sont ineffables dans la mesure de l’infinie complexité des paramètres en jeu et dans la mesure où ils sont privés. Ils sont intrinsèques par définition. Ils sont également directement accessibles à la conscience.
Il serait faux de croire que les qualia seraient en quelque sorte une sous-classe d’objets (nuances infimes inexprimables de rouge, mais perceptibles dans leur opposition). Toutes ces variétés de rouge sont des couleurs objectives, plus ou moins définissables et descriptibles. Mais le mode d’accès que chacun a à chacune de ces couleurs à chaque moment de l’espace-temps constitue un quale.
[xxxvi] Pertinence et pratique, p. 163.
[xxxvii] G.C. Lichtenberg, cité par J. Bouveresse, LPR, p. 263.
[xxxviii] Le problème d’une telle conception étant qu’elle admet ce qu’il s’agit de prouver, à savoir le fait de déterminer ce qui a ou non un esprit. Et même si le point de vue de Searle est intuitivement correct, il manque à donner les critères d’une telle possession. Autrement dit, comment réfuter le béhaviorisme sans tomber dans la pétition de principe?
[xxxix] Dans ce schéma, “nomination P” signifie la façon personnelle de qualifier un objet et “nomination C” indique l’usage linguistique commun à une société donnée.
Bibliographie
Adler, G. |
Knowledge Argument, mémoire de licence, Genève, 1993, (KA) |