À PROPOS DE "STEP ACROSS THE BORDER" (1990)


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La Terre, elle est ronde
Comme un pot-au-feu,
C'est un bien pauv'monde
Dans l'Infini bleu.

Cinq sens seulement, cinq ressorts pour nos Essors...
Ah! Ce n'est pas un sort!
Quand donc nos cœurs s'en iront-ils en huit ressorts!...

Jules Laforgue













Le film Step across the border met en scène, ou plutôt en images, la musique improvisée de quelques représentants de la mouvance alternative contemporaine1. Voilà pour l'histoire. A partir de là, deux questions au moins peuvent se poser.

Premièrement, quels rapports entretiennent dans ce film l'image et le son?

Deuxièmement, dans quelle mesure, si ce film permet comme je le pense (et comme le titre le suggère) la constitution et l'interaction de mondes plus ou moins perméables, faut-il recommencer à parler du monde lorsqu'on aborde cet art que d'aucuns voudraient isoler de l'activité humaine?

«Dans Step across the border il y a deux formes semblables d'expression artistique qui se rencontrent : la musique improvisée et le cinéma direct. Ce qui caractérise les deux formes c'est la compréhension intuitive de chacune, au même moment, de ce qui se passe dans un même espace. Musique et film naissent d'une vive réception de l'instant présent et non de l'application d'un schéma prémédité2».

Qu'il existe, chez ces cinéastes et musiciens, un certain nombre de présupposés ou de choix esthétiques communs, nous ne pouvons en douter; qu'il existe un monde (espace, temps) dont témoigneraient ces artistes, voilà ce dont nous discuterons plus avant. Ce qu'il convient de dire afin de répondre à la première question, c'est qu'il ne suffit pas au critique d'invoquer des concepts vagues comme l'«intuition», l'«instinct» ou l'«improvisation» pour commenter le rapport entre ces deux formes. Qui plus est, lorsqu'on sait que toute improvisation se déroule dans un cadre défini, et qu'elle se veut le résultat, l'optima d'une recherche qui n'a rien d'aléatoire – recherche dont témoignent le recours fréquent des musiciens aux partitions et le montage rigoureux du film. Donc, au-delà de la rencontre fortuite des différents registres d'expression en présence, en deçà d'une relation magique entre l'image et le son, il s'agit de reconstituer la logique évolutive du film, qui, comme langage universel, lui donne sa dimension intersubjective. Pour simplifier, on passe d'une relation anecdotique entre l'image et le son à leur stricte interdépendance, grâce à la pluralité des modes sous lesquels cette correspondance s'élabore : atmosphère, rythme, forme, matière, concept. Prenons quelques exemples. Au début de Step across the border la (proto-)musique, encore très proche du bruit, ne sert qu'à illustrer un pont de New York filmé en travelling latéral, elle renforce le climat sinistre des premiers plans : la ville sombre, les ciels plombés, la pluie, les voitures. De façon analogue, l'image illustre la musique – concerts ou répétitions. Pourtant, plus le film progresse, plus le rapport image-son acquiert de densité, de traits d'identité. Ainsi, lorsqu'on voit Fred Frith diriger ce qu'on imagine être un groupe de musiciens hors-champ, ce sont littéralement ses gestes, enregistrés par la caméra, qui produisent les sons3. La correspondance est alors rythmique et formelle : les notes basses, par exemple, naissent d'un geste provenant du bas du corps. Inversement, peu après cette scène, on nous montre des corbeaux quittant le champ, effrayés par le bruit d'un ingénieux système d'irrigation : c'est ici le son qui provoque le mouvement de fuite, donc l'image4.

On peut légitimement se demander quel est le sens de cette élaboration sophistiquée. Autrement dit, ce style, ce langage, dans son écart à la norme narrative, prend une signification qu'il s'agit d'interpréter. Signification ponctuelle lorsque les auteurs, subvertissant le cliché, retrouvent une certaine vérité (justesse, adéquation) dans le sens commun : la beauté ondulatoire d'un champ de maïs. On peut certes avancer des hypothèses sur les raisons du succès de la représentation (correspondance rythmique entre le mouvement des épis et la musique, durée des plans suffisamment longue pour naturaliser le rapport entre les deux médias, etc.), mais relativement vite l'analyse arrive à une fin; non pas la fin du discours, qui pourrait entasser des observations correctes de façon infinie, mais celle de la pertinence d'une analyse détaillée, laquelle ne semble plus du tout capable de figurer d'une quelconque manière l'objet en question. Signification ponctuelle (mais avec quel bonheur!), lorsque les auteurs annulent le caractère arbitraire de la relation image-son, c'est-à-dire lorsqu'ils établissent un rapport nécessaire entre le rail (à l'image) et le raï (de la bande-son), rapprochant ainsi deux signifiés dont les signifiants sont identifiés dans la langue française.

Donc, ce qui dans l'analyse ne se donne que comme une collection de remarques désarticulées, comme un «sens esthétique», limité, quasi-injustifiable (j'aime vs j'aime pas) doit être réinscrit, pour éviter cette impasse interprétative, dans un vaste réseau idéologique d'implications et de croyances, qui pourrait nous laisser entrevoir ce que serait la signification globale de ce film. Ainsi, dans ce contexte, ce qui rapproche l'image et le son, pour en terminer avec cette question, c'est un point de vue commun sur la réalité. C'est de cette réalité composée par le film, puis de sa dépendance à la réalité dont nous allons parler dans la suite de cet article, répondant alors à notre seconde interrogation.

Si, de façon générale, le contexte constitue une condition nécessaire mais non suffisante d'une interprétation correcte d'un objet d'art quelconque (ce qui mériterait à soi seul une discussion), ce n'est que parce que ce film offre suffisamment d'éléments pour penser qu'il doit en être ainsi dans ce cas précis, que je l'approcherai de façon circonstancielle.

L'espace, dans Step across the border, est indifférencié. Bien que les lieux, les objets soient repérables, les auteurs ne cessent de mélanger ou de confondre des registres spatiaux incompatibles. La plupart du temps nous passons d'un endroit à l'autre sans transition5, que ce soit lorsqu'on change de ville, de pays, de niveau de stratification (métro aérien – métro souterrain), d'échelle ou de degré d'intimité : on songe par exemple au caractère privé , quasi-onaniste, de la relation du musicien à son instrument dans certaines scènes du film, et parallèlement au pouvoir explicatif des plans accélérés sur un carrefour de Tokyo – sorte de coupe formelle de la société japonaise, révélant un mécanisme, une structure fondamentale. On pense aux lieux anonymes, les autoroutes, les gares – habités par la foule, mais aussi à ces endroits privilégiés, typés, où apparaissent les protagonistes du film : Fred Frith, sur sa chaise, à chantonner; dans un train ou un bistrot, quand il nous parle de ses influences musicales et de sa conception de l'art. Arto Lindsay, qui marche toujours dans la même rue, la nuit, se plaignant de son sort.

La mouette est un violon. La guitare est une voix. La voix est un bruit. Le bruit est un son. Le son est une image, image de la mouette qui crie comme un violon. Les vitres, la caméra, la télévision ne délimitent plus rien. Tous les espaces sont multiples et traversants, complexes et transparents.

Le temps, dans Step across the border, est fragmenté; c'est le temps d'un plan, le rythme syncopé et soutenu de la musique. Le passé est présent6 dans l'emprunt à l'histoire récente du cinéma : Candy Mountain de Robert Frank quand Fred Frith porte un coffre de guitare, au crépuscule, L'état des choses de Wim Wenders lorsqu'à la scène suivante il marche le long d'une allée où un homme repeint une barrière. Le passé est présent dans la citation (Tarkovski, Cartier-Bresson) et dans ce qui me semble être la référence constante, mais voilée, au surréalisme.

Pour ce mouvement, en effet, la fiction n'est pas un monde différent ou séparé du nôtre, elle n'est qu'un niveau de réalité, le niveau le plus élevé qu'il s'agit pour tout homme d'élaborer en rapprochant des «réalités plus ou moins éloignées». C'est dans cette reconstruction par le regard que l'on peut comprendre la force poétique de certaines scènes du film : se mettre à l'écoute (activité passive) de l'instant, de l'inattendu, pour capter la course unique et complexe d'un papier dans les airs, son arrachement au sol, la lenteur, l'ampleur du mouvement, son caractère inéluctable et trouble. Le trouble du sujet.

Le passé est présent dans un double rapport à la tradition. Non seulement les musiciens détournent les objets courants de leur fonction habituelle pour en faire de la musique, mais de plus ils utilisent des instruments classiques de façon non orthodoxe (taper avec des baguettes sur les cordes d'une guitare, etc.). Le premier de ces actes est radicalement moderne. On rompt avec la tradition en offrant des nouvelles possibilités de création, même si cette ouverture immense (tous les bruits pouvant y appartenir) affaiblit le caractère symbolique, significatif et par conséquent humain de l'expression. Alors que le second de ces actes, dans la mesure où il compose de façon souvent superficielle avec de vieux matériaux, caractérise la postmodernité dans ce qu'elle a de plus ambigu : la liberté y devient vite débilité, l'absence d'idéologie, absence de pensée, et le champ des possibles se réduit à une liste infinie d'objets de consommation7.

Quant à l'avenir, il n'est plus l'horizon spéculatif moderne où se réalisaient les désirs individuels et collectifs, mais bien la banale extension d'un (omni-) présent perpétuel. L'homme postmoderne ne vieillit plus. Comme le dit Arto Lindsay : «J'ai quarante ans, mais j'ai toujours l'impression d'en avoir quinze».

Ainsi l'espace, le temps, déhiérarchisés, sont paradoxalement confinés à l'ici et maintenant. Tout est à plat mais rien n'est véritablement donné, car le monde est tenu à distance par le soupçon et l'ironie. Les idéologies, les structures, les schémas et les concepts ont volé en éclats sans que, une fois ces outils perdus, quoi que ce soit puisse être saisi. A ce propos, la scène qui nous montre Frith incapable de chanter ni même d'obtenir un son avec sa guitare est révélatrice. Il nous rejoue plus ou moins consciemment le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, ou plutôt les Quatre minutes trente-trois de silence de Cage. Pourtant ce qui peut paraître la mise en scène grotesque de la modernité constitue également le drame réel de la postmodernité : tout est possible et tout est vain, disqualifié a priori. Le mysticisme? Invalidé par la théorie proposée : the butterfly-wing theory, que Jonas Mekas présente comme un mélange de science et de religion, en affirmant que le vol d'un papillon a des répercussions imprévisibles sur le monde entier. Comment en effet concilier ce panthéisme ou cet organicisme avec l'atomisation croissante des sociétés, avec les discours réformistes de Fred Frith sur l'influence ponctuelle de l'art – s'adressant à des individus déterminés, au nombre limité? Et plus généralement, comment identifier des objets, des événements ou des processus si tout est dans tout et cause de tout? C'est probablement pourquoi le Nirvana n'est qu'une caricature dans le morceau de Fred Frith intitulé Nirvana Mice (les souris du Nirvana).

L'individualisme, le repli sur soi pourraient être une solution à l'hétérogénéité des possibles, si ces cinéastes et musiciens n'insistaient pas sur le travail en groupe8, s'ils n'accordaient pas tant d'importance à la gestion complète du processus de création. Leur recherche à travers le monde entier de sons (images) et plus fondamentalement d'un sens atteste, au contraire, la volonté de ne pas se retirer dans l'étroite sphère subjective.

Tout l'intérêt du film est là. Dans la tension entre l'envie d'une révolution et la conscience de la difficulté matérielle de sa réalisation. Difficulté de s'attaquer à l'emprise totale du système capitaliste, de rendre compte de l'extrême complexité des phénomènes et sociétés. Ces gens-là, dans leur domaine, comme tant d'autres ailleurs (la minorité), réussiront-ils à nous enlever ce sentiment de «déjà vu» – réussirons-nous à nous désaliéner, à perpétuer l'humanité, lui faire franchir un nouveau seuil qualitatif – ou ne sont-ils que les signes, les récepteurs les plus sophistiqués d'une impuissance définitive?

Comme à la fin du XIXe siècle, où des poètes tels que Laforgue, Lautréamont ou Rimbaud se sont attaqués à un monde sclérosé pour offrir à la littérature et à la sensibilité un nouveau départ, nous nous retrouvons à l'étroit sur cette terre.

C'est ce dont témoigne ce film désespéré.

C'est là le véritable enjeu de Step across the border.


Lorenzo Menoud, Drôle de vie, numéro 6, octobre 1990





1 Scénario : Nicolas Humbert et Werner Penzel; images : Oscar Salgado; montage : Gisela Castronari; son : Jean Vapeur; musique : Fred Frith, Iva Bittova, Tom Cora, Haco, Eitetsu Hayashi, Arto Lindsay, René Lussier, John Zorn.

2 Passage tiré du dossier de presse sur le film, dont sont extraites également les citations des notes 6 et 8.

3 La partition, la tête, les mains – seuls objets blancs sur le fond noir dans cette scène – forment une sorte de chaîne causale de la création qui renforce le déterminisme en question.

4 Le gros-plan qui nous montre, accroché à un arbre, un morceau de laine agité par le vent sur un bruit de violon, est un exemple de correspondance matérielle entre l'image et le son, dans la mesure où le crin de l'archet est aussi d'origine animale.

5 La seule fois, me semble-t-il, où l'on nous montre une partie du cheminement d'un point à un autre (pour se rendre à «Selluloid»), la logique spatiale est bafouée puisque les personnes à pied arrivent au but en même temps que le motocycliste.

6 Robert Frank dira dans le film: «What's good about the train is that you are always in the present.»

7 Parfois la recherche musicale est conçue comme un but en soi, comme le moyen de consommer rapidement des idées embryonnaires. C'est peut-être ce qu'il faut comprendre sous l'ironie d'Arto Lindsay, lorsqu'il dit que son travail ressemble beaucoup à celui du vendeur de cigarettes.

8 «Un autre rapport concerne le mode de travail entre le groupe de musiciens et l'équipe de tournage, les musiciens communiquent entre eux à travers la musique et nous dans une petite équipe très souple où le dialogue est indispensable du fait de la co-réalisation. Tout est parti d'un concept : échange et mouvement. Notre souci a été de nous y tenir jusqu'au bout.»