EN MARS 2008, NORBERT GUEDJ S'ENTRETIENT AVEC LORENZO MENOUD DANS LE CADRE DE SA RECHERCHE UNIVERSITAIRE SUR LES AVANT-GARDES POÉTIQUES À GENÈVE


NG - Vous habitez le quartier de Saint-Jean à Genève, ressentez-vous un sentiment particulier à résider dans ce quartier ou pas ?
LM - Saint-Jean fait partie des quartiers de Genève que je préfère (avec Plainpalais, les Pâquis et les Grottes). Ce qui me plaît, c’est l’altitude que l’on prend par rapport à la ville, encore proche, et une lumière plus intense qu'ailleurs, me semble-t-il.

Votre travail a-t-il un lien privilégié avec cette région ou pourriez-vous travailler n’importe où, ailleurs ?
Je peux le faire n’importe où ailleurs (et je l'ai déjà fait).

Vous pratiquez comme de nombreux poètes une double activité (la poésie et une activité lucrative), laquelle ? Est-ce pour vous une contrainte ou une assurance de liberté ?
Une triple dans mon cas, puisque je pratique aussi la philosophie. Oui, je suis enseignant de français et c’est une activité sociale essentielle pour moi, en contrepoint au travail d’écriture qui est très solitaire. J’ai beaucoup de plaisir à enseigner et c'est une activité qui me permet d'avoir du temps pour écrire.

Décrivez-nous la pièce dans laquelle vous travaillez.
C’est une grande pièce lumineuse, entourée de livres, à la fois objets de référence et compagnons.

Utilisez-vous un crayon, un feutre, un stylo bille, un stylo-plume, un ordinateur ?
J’apprécie l’ordinateur portable. Fermé, il ne se voit pas, reste discret. Je peux également travailler où je veux, dans le salon, dans la cuisine, sur le balcon, etc. A l'extérieur de mon appartement, j’ai toujours un calepin avec moi.

Avez-vous besoin d’un conditionnement particulier avant l’ouvrage ? Faites-vous appel à quelques « rites » ?
Aucun rite, mais mon bureau doit être rangé (est-ce un rite?).

Avez-vous adopté une discipline de travail ou pensez-vous comme Henri Michaux que la seule ambition d’écrire un poème suffit à le tuer ?
Généralement, j'enseigne le matin et j'écris ou je lis l'après-midi. Parfois, je suis des contraintes (un texte, un article ou une conférence à terminer pour telle ou telle date). Mais le plus souvent, ce sont les projets eux-mêmes qui fixent leur rythme, je laisse au processus créatif la place qu'il veut prendre. Comme j’entretiens plusieurs projets en parallèle, je choisis, sur le moment, celui qui me correspond le mieux, celui sur lequel j'ai envie de travailler.

Poète inspiré, attendant la muse, ou poète laborieux ?
L’inspiration est un sujet assez pénible. Je préfère parler de « disponibilité », d’ « ouverture » ou de « plasticité cérébrale », mais pas d’inspiration. Je pense qu'il ne faut pas être exclusif, autrement dit que cette disponibilité peut aller de pair avec des compétences techniques, stylistiques et des capacités à organiser des matériaux. Comme le disait Ponge, citant Braque : « J’aime la règle qui corrige l’émotion ».

Êtes-vous un poète d’avant-garde ou avez-vous l’ambition de devenir un « classique » ?
Je ne fais pas de plan de carrière. Mais depuis peu, je doute moins, j'ai pris confiance dans la qualité de mon travail. Pour l'heure, j'ai une œuvre protéiforme : philosophie, textes narratifs, poésie-poésie, poésie visuelle, vidéos, etc. Parfois, je pense que cette poésie visuelle va me tomber des mains, qu'un jour ces « gadgets » vont me lâcher.

Et que ferez-vous alors ?
Du récit, mais du récit influencé par ce que j’ai réalisé auparavant.

Sur quoi porte actuellement votre réflexion et quels sont aujourd’hui vos sujets de recherche ?
C’est le problème de la représentation, le lien entre le langage et le monde. Ce qui donne lieu à des textes de facture quasi phénoménologique (sensations, perceptions, pensées). Je travaille aussi la question de l’identité, du nom propre et de l'autoportrait, ce qui me (nous) constitue en tant qu'individu(s).

Le langage est-il le meilleur moyen pour interpréter le monde ?
J'ai l'impression qu'en tant qu’enfant, les choses me touchaient de manière plus directe (il en va ainsi pour tout le monde, non?). Une fois perdue cette immédiateté-là, ce qui nous reste à faire, c’est de rajouter du langage, de l’intelligence, de la distance. C’est cette distance qui va nous permettre de renouer au plus près avec les choses.

Vous avez écrit qu’il n’y avait plus d’avant-garde à proprement parler aujourd’hui.
Oui, mais je ne m’en réjouis pas pour autant. Les avant-gardes ont joué un rôle politique et social, pas seulement esthétique. Nous ne sommes plus aujourd’hui dans un contexte de propositions, de solutions collectives. Il ne semble pas y avoir d’alternative. Il y a cependant des individus qui résistent. Et la poésie expérimentale démontre chaque jour qu'elle peut exister sans avant-garde.

Dans quelle direction pousse votre travail ?
Ce qui me plaît, c’est l’expérimentation, c’est de construire un travail qui a de l’épaisseur, de la densité, et une certaine autonomie, comme une petite machine. Parfois, je rêve de passer une année entière à écrire un seul livre, sans en sortir. J'aimerais alors ne plus être ce « sprinter éclectique », mais devenir un « coureur de marathon ».

Nous vous avons demandé de choisir parmi les œuvres de votre travail, une œuvre qui vous semble représentative.
Je tiens actuellement une sorte de journal poétique sur le Web grâce à un flux RSS. Il y aurait beaucoup à en dire.

Connaissez-vous certains de vos collègues, vous informez-vous sur leurs travaux ?
Quels collègues ? Non, je plaisante, ce que les autres font m’intéresse.

Y-a-t-il une poésie expérimentale genevoise ?
Non, je ne le pense pas; il y a des individualités artistiques à Genève, mais pas de groupe en tant que tel.

Quelles seront, à votre avis, pour demain les tendances en poésie expérimentale et quels en seraient les risques ?
L'ignorance du passé est un risque. On sous-estime toujours le passé. Quant à l'idée selon laquelle la poésie disparaîtrait dans le multimédia et la publicité, je n'y crois pas. Je pense plus simplement que des formes poétiques toujours plus nombreuses coexisteront, et cela en lien avec la société dans laquelle elle s'écrira.