CATION (ou de la poésie)
SOCRATE
Il existe, en effet, chez toi, une faculté de bien parler sur Homère, qui n'est pas un art, au sens où je le disais à l'instant, mais une puissance divine qui te meut et qui ressemble à celle de la pierre nommée par Euripide, pierre Magnétique et par d'autres pierre d'Héraclée. Cette pierre, non seulement, attire les anneaux de fer eux-mêmes, mais encore leur communique de la force, si bien qu'ils ont la même puissance que la pierre, celle d'attirer d'autres anneaux; en sorte que parfois des anneaux de fer en très longues chaînes sont suspendus les uns aux autres; mais leur force à tous dépend de cette pierre. Ainsi la Muse crée elle-même des inspirés et, par l'intermédiaire de ces inspirés, une foule d'enthousiastes se rattachent à elle. Car tous les bons poètes épiques disent tous leurs poèmes non en vertu d'un art, mais parce qu'ils sont inspirés et possédés, et il en est de même pour les bons poètes lyriques.
CATION
Oui, Socrate. Mais laisse-moi te poser une question à mon tour. Un mauvais poète, est-ce bien un poète ou en usurpe-t-il le nom?
SOCRATE
C'est un poète, assurément.
CATION
Si je t'ai bien compris, les bons poètes sont poètes en vertu du lien d'inspiration qui les rattache aux dieux?
SOCRATE
Tu m'as compris.
CATION
Mais alors, si seul le bon poète se définit par sa relation à la divinité, comment expliquer que le mauvais poète est aussi poète?
SOCRATE
Mon cher Cation, je te vois venir. Et on peut dire qu'en quelques années tu as bien progressé. Tu n'es plus le jeune homme fougueux, naïf, et, il faut le dire, un peu prétentieux que j'ai connu.
CATION
Pas de flatterie entre nous, mon cher Socrate. Réponds à ma question, s'il te plaît.
SOCRATE
Quelle était-elle, cher ami?
CATION
Socrate, ce n'est pas toi qui parles ainsi? Es-tu oublieux à ce point? Pourtant il ne conviendrait guère qu'un philosophe le fut.
SOCRATE
Et qu'est-ce donc que j'oublie?
CATION
Ne te souvient-il pas que je t'ai demandé comment, compte tenu de tes propos, un mauvais poète peut-il être un poète, puisque, tu le conçois, ce serait faire injure aux dieux que de les tenir pour responsables de cette médiocrité.
SOCRATE
C'est là une fort bonne question, qui mérite certainement discussion. Il serait à tout le moins indigne des dieux de consacrer un mauvais poète, je partage là ton avis.
CATION
N'est-ce pas alors, pour les uns et pour les autres, le fait qu'ils écrivent des textes qu'on appelle "poèmes", aussi mauvais soient-ils, qui fait d'eux des poètes?
SOCRATE
Oui, mais comme j'ai déjà eu l'occasion de te le montrer, le langage qu'il convient de tenir à un malade, et dont use parfois Homère, sera mieux connu du médecin que du poète. Et il en va de même des autres sujets dont parle Homère, de l'art du bouvier ou de l'architecte.
CATION
Tu radotes Socrate. Eh quoi! As-tu déjà vu dans un poème autre chose que des mots?
SOCRATE
Certes non.
CATION
Ainsi, mon cher, qu'est-ce que le médecin, le bouvier ou l'architecte connaissent au langage?
SOCRATE
Pas grand-chose.
CATION
Il ne s'agit donc pas pour le poète, lorsqu'il fait parler un malade, de parler comme un médecin, sinon il ne ferait que reproduire la pratique médicale, et cela n'offre que peu d'intérêt, mais de parler, selon son but, comme un médecin pourrait le faire. Et un médecin, tu le concéderas, ne peut parler que comme un médecin ou, plutôt, en médecin, et non pas comme pourrait parler un médecin.
SOCRATE
Il est vrai.
CATION
De plus, comme tu le fis justement remarquer, un poète comme Homère se doit de composer avec différents discours, celui du cocher, du pilote ou du pêcheur, ce que le médecin ne saurait faire. N'est-ce pas le seul à savoir organiser l'harmonie ou l'opposition de ces discours?
SOCRATE
Effectivement.
CATION
Alors, ne pourrait-on pas dire que la poésie est bien un métier, un art, comme nous l'entendons tous les deux, et que c'est l'art qui consiste à arranger les mots, les phrases pour composer un poème, selon des formes plus ou moins établies, comme le peintre compose un tableau ou le sculpteur réalise une sculpture?
SOCRATE
…
CATION
Et si j'ai paru, un temps, ne pouvoir parler que d'Homère, ce n'est pas qu'une chaîne magnétique ou mystique me reliait à cet auteur. C'est simplement que c'était le seul poète qui m'intéressait. Mais depuis, j'ai fait paraître deux ouvrages critiques, l'un sur le mouvement Dada et l'autre sur Francis Ponge.
SOCRATE
…
CATION
Mais il me faut reconnaître, en toute sincérité, qu'il y a du vrai dans ce que tu dis. Il arrive, en effet, que le poète traite de sujets qui sont habituellement l'objet d'une autre discipline, d'une branche particulière de la connaissance scientifique par exemple. Mais s'il le fait, c'est dans une autre optique, pour d'autres raisons que le savant. Parmi celles-ci, il n'est pas rare qu'il souhaite nous donner à voir notre monde matériel sous un angle différent ou qu'il désire enrichir notre expérience du monde et des contenus que nous y associons — sans pour autant nous offrir des modèles pour de futurs développements techniques.
SOCRATE
…
CATION
Bon, tu n'es pas très causant aujourd'hui. Je te laisse, à plus.