DES CORPS (extrait)



On se demandera d'emblée comment commencer, de vents de vertus de tête ou de cul, de quelle façon s'introduire dans un corps, ce texte sur les corps, comment pénétrer le corps du texte?
Pas par le sexe, pas de coït ni d'accouchement, pas de dialectique de l'aller et du retour, mais un simple, oh très simple amour.
Vade-mecum donc, pour le meilleur et pour le pire, à l'esprit duquel s'attache l'auteur de ses lignes, ton compagnon et ton guide le plus sûr pour une progression sans effraction (Guido).

De ces jeux de mots faciles mais non sans raison nous tenterons alors de faire bon ordre en proposant certaines distinctions :
Sous ton oeil aguerri et celui d’un vague chirurgien on a placé des corps. Après un bref examen et peu d’état d’âme, vos outils percent la petite peau ou couverture élastique qui se rétracte légèrement à leur contact, suite à quoi (opération) une goutte de sang affleure à la surface des corps.
De ce sens, la feuille comme l'auteur n’en conservent que les empreintes, qui sous tutelle qui sous le bras. Pauvres, n'en sont-ils pas moins modestes et attentifs?
Sous le regard du lecteur les signes tracés sur la roche crayeuse des grottes A4 prennent une signification mystérieuse et déjà historique dont l’écho se propage à travers d’étroits boyaux jusqu’à la voûte de ton crâne.

L'eau glisse le long du corps nu. Elle laisse sa trace brillante à la lumière du soleil sur tes épaules maigres, soulignant un grain de beauté.
Le temps grave tes traits dans le corps — matière insensible.
La mort lui enlève la vie, son souffle, la pensée, ta parole.


1. Identités
Si "corps", de par son orthographe, ne fait pas la différence du singulier au pluriel, sera-ce parce que notre corps est l'unité de mesure à partir de laquelle on compte (le mètre-étalon) et que, partant, on ne peut lui appliquer la règle numérique qu'il instaure?
Le processus d'objectivation visant conséquemment à passer au système M.K.S.A. Laisser derrière soi le pied et le pouce, non sans regret.

"Corp", ce corps mutilé.
Le “s” du “corps” étant alors ce qui lui donnerait son poids (la particule Higgs du mot en quelque sorte)?

Que “porcs” soit un anagramme de “corps” ne nous rappelle rien mais, soyons-en sûr, fera certainement plaisir à certains.

Puis-je prendre le corps d'autrui et demeurer moi-même?
Recherche d'un critère d'identité : que dois-je perdre de mon corps pour n'être plus celui que je suis?

Il s’agit de déterminer l'identité d'un individu au-delà des descriptions qu'on peut en donner, des parties qu’on peut rassembler. Ainsi, j'aurais pu ne pas écrire Des corps ou perdre ma langue. Je n'aurais cependant pas pu ne pas être J.C., même si j'avais pu m'appeler autrement.

Tout écart d'avec notre biographie, pouvant nous faire méconnaître :
— Comme tu as changé.
La mutilation du corps, l’échange d’organes ou le simple vieillissement réorientent parfois notre être de façon à ce que, momentanément, la tautologie seule puisse nous faire valoir.
— C'est pourtant moi.

Vous êtes nerveux?


2. Echanges

Si l'on veut donc toucher à quelque intelligence, créer ce nouveau lieu commun qu'on appelle depuis trop longtemps de nos voeux, nous passerons sur ce corps comme il le faut :

Les lignes aux yeux.
La voix à l'oreille.
Le sens à l'esprit.
Les $ au capitalisme.
Alors, l'amour et l'art aux hommes.

Il y a celui qui lit du début à la fin, celui qui s'arrête en chemin, il y a le furieux qui déchire le livre, la page après l'avoir lue, il y a celui, obéis­sant, qui commence par la fin, il y a celui qui feuillette, il y a celui qui prend des notes, il y a celui qui s'évente, par grandes chaleurs, celui qui s'évertue, par grands froids, il y a son frère qui allume le feu, celui qui cale un meuble et celui qui assomme un cambrioleur présumé dangereux, qui de­bout, qui couché, qui assis, le drame, en autobus, en voiture ou à skis.

Le texte comme corps — se tenant debout droit dressé roide comme notre corps, lui faisant face lui parallélépipède rectangle lui saisissable d'autant d'angles lui de papier sans organes, pourtant nous devant le livre parlons souvent du corps du texte de lui ou lieu de notre mise en jeu comme lieu de consumation de brûlures épisodiques — est le seul prolongement de notre tête.

L'air du chapeau.

Ouvert le livre, ses viscères se répandirent avec un bruit de papier froissé, presque gêné.

La lettre danse dessine dévisse l’ordre du sens.

Entre mon corps et ton corps, entre ma main mon oeil et le tien le texte lecteur se tient. Il suffirait d'un peu d'inattention de ta part ou d'une panne de courant, pour qu'il cesse d'exister, ailleurs que dans ta mémoire, où déjà son ombre s'efface. Ce corps étrange qui nous lie n'existe que dans le contact répété de nos esprits.

Ce corps m'habite (m’habille et m’irrite).

Nous sommes ici au coeur du texte, d'où part le sens qui oxygé­nera l'ensemble du corps. Ou, plutôt, il n'y a pas de lieu pour le coeur, car le coeur est partout, comme l'esprit d’ailleurs — esprit, plus ou moins agile, qui court entre les lignes, parfois glisse, tombe, ne se relèvera plus du point final.

(La qualité d'un texte résidant dans la répartition judicieuse du sens et de l'esprit. Une bonne capillarité, l'irrigation des extrémités étant à cet égard capitale.)

L'homme n'a pas de rôle sur terre, hormis l'invention, puisqu'il est au-delà de la reproduction (animal) et en deça de Dieu. L'homme patauge dans la mousse (salive) qu'il sécrète.


3. [dekoR]
Alors, sans s'écouter penser, l'univers serait cet aquarium où nos corps sont plongés et les mots seraient dans le dictionnaire, comme nos corps dans un chapeau. Pourquoi ne pas plutôt dire que l'univers est tissu des corps, que le dic­tionnaire est issu des mots?

Curieuse propension qu'a l'homme à voir les choses "dans…" et non "constituée par…" sur le modèle de l'allumette dans sa boîte ou du pois­son dans son bocal. Pourtant si le bocal et la boîte ont une existence in­dépendante, à savoir sans, respectivement, le poisson et l'allumette, peut-on en dire autant de l'univers et du dictionnaire? Ne vaudrait-il pas mieux considérer que l'univers n'a pas de sens sans ses corps, que le dictionnaire n'a pas de sens sans ses mots (issue)?

(Et dit-on son  bras comme sa  montre, perdre son  bras comme perdre sa  montre?)

Quoi qu'il en soit, et sur ce point la science physique nous donne raison, nos corps ne sont pas ceux du théâtre ou de la mode — le décor n'est pas le lieu dans lequel on se représente, mais il nous représente.

Le décor constitue l'univers. Certes pas nos corps seuls, encore qu'il faille leur accorder une place particulière en raison de leur complexité, autant que par anthropocen­trisme, mais tous les corps qui composent l'univers de la baleine à la particule élémentaire, en passant par n'importe quel soleil.


4. L’ombre d’un corps en transparence
Qu'est-ce qu'une ombre, l'ombre d'un corps?
C’est l'âge terrible où le savoir se transforme en pouvoir.

Qu'est-ce qu'une ombre, l'ombre d'un corps?
C'est cette partie de l'esprit fidèle

Ombrageuse
Rappelant l'énigme
Perdue d'un dessin
Sur la terre.

On s'est habitué dès notre plus jeune âge, non sans terreur ou étonnement, à l'opacité physique de notre corps et à l'ombre que chacun projette sur le sol les jours de beau temps, ombre portée, et on a vraisemblablement utilisé depuis la nuit des temps (comme le passé est obs­cur) des expressions comme "ôte-toi de mon soleil", "pousse-toi de là, je n'y vois rien" (ou de sens équivalent).

Mais le corps est aussi transparent, dans la mesure où il est le moyen qui, sans faire obstacle, permet la réalisation d'idées ou d'actes. Il est le milieu d'où naît la pensée et l'action.

Le corps fatigué est opaque.

Le corps malade est opaque.

Le corps mort est noir comme de la neige au fond du puits.


4. Possible utopie
Transparence cognitive donc, de ce corps tissant l'espace, réalisant l'étendue nécessaire à la manifestation du temps, à savoir de l'intelligence. Non seulement le corps est transparent, car il donne libre cours à la pensée, mais de plus, il nous montre, comme du reste tout ce qui existe, la grammaire de l'étendue, la grammaire de notre univers.

Le corps humain montre comment peuvent être les choses.

Tous les corps montrent comment sont toutes les choses.

On sait maintenant qu’une fourmi de la taille d'un éléphant est irréalisable. Les forces gravitationnelles s'exerçant sur l'insecte uniformément grossi, briseraient les pattes d'un tel monstre.

Jean de La Fontaine ne permit pas que la grenouille soit aussi grosse que le boeuf, respectant ainsi les lois élémentaires de la nature. Mais le véritable héritage de cette fable n'est certes pas la trivialité physique selon laquelle un petit organisme vivant ne peut, sous peine de périr, devenir un gros animal, ni même la morale inégale qu'il ne faut pas prétendre à plus que
ce qu'on mérite
ce qui nous revient
etc.
mais bien plutôt, justement, l'image fictionnelle d'une grenouille enflée, presque-aussi-grosse-qu'un-boeuf, comme d'autres nous donnèrent la licorne ou la Marquise d'O.
(Il serait intéressant, à ce propos, de faire une recherche iconographique sur les illustrations de la fable).

A l’eau (aune) de La Fontaine on pourrait concevoir un peu légèrement, idée que nous récusons, qu'il existe un ordre naturel pour les choses et les hommes, que chaque chose, chaque homme, doit être à sa place — assignée de toute éternité. Nous la rejetons, car il apparaît clairement que les limites d'un corps, quel qu'il soit, ne s'exercent pas avec tant de déterminisme sur un esprit. Si devenir grenouille nous est un obstacle littéralement insurmontable, devenir président (ce sont nos rois, en quelque sorte) ou millionnaire, ne paraît pas devoir être exclu à priori. Comment sinon expliquer les élections ou la loterie? (Sans parler de la labilité de nos représentations.)

Ecrire sur les corps c’est donc aussi prendre position, adopter une posture au sein du monde.
Et en retour, le marquer de son empreinte.

Vous voici peut-être suffisamment incorporé au texte pour désirer en savoir davantage. Et comme souvent en pareils cas, nous recommencerons à zéro.


[…]