VISION DES MOTS SOUS L'EAU (extrait)



La poésie, c'est la science du possible (empirique)

L'homme doué de l'ordinaire sens des réalités ressemble à un poisson qui cherche à happer l'hameçon et ne voit pas la ligne, alors que l'homme doué de ce sens des réalités que l'on peut aussi nommer sens des possibilités traîne une ligne dans l'eau sans du tout savoir s'il y a une amorce au bout.
Robert Musil

Quant à la réalité, elle naît principalement de ce que l'on ne fait rien pour les idées.
Robert Musil



Les mots sous l'eau, c'est d'abord le plaisir puis la nécessité de regarder les fonds (bas-fond, haut-fond) afin d'y surprendre quelqu'événement, inattendu, comme dans une agathe.
Les mots sous l'eau, c'est ensuite la mise en oeuvre du problème de la représentation, de la description et du découpage de la réalité, la réflexion du monde, à son propos - donné puis restitué, à quel coefficient d'opacité? (Transparence.)
Les mots sous l'eau, c'est enfin une construction formelle, une abstraction, l'utopie capable de rendre compte d'un objet comme la licorne (ou le narval) : le mot, la phrase (la proposition qu'elle exprime) ou le texte (ensemble d'énoncés, ce que nous énonçons ensemble) ballottés par les flots, puis figés.
C'est passer à l'eau, comme on passe par hasard ou à l'action.

Cette vision récurrente d'un mot dans l'eau.

"Dans les mots, il y a de la mémoire; les signes sont moins sensibles au temps que les choses. A partir d'eux, les choses peuvent être trouvées." Ainsi l'eau a sept degrés, l'air deux, la terre est gelée et craque comme de la glace.

Brisez la glace!

Le vent a commencé par emporter ma feuille
La tête, le titre sous l'eau
La feuille blanche
Comme si l'automne plaintif avait besoin d'écho.
Baptême salutaire pour celui qui
Ne sachant pas écrire
Sous l'effet d'une nature innommable invente l'espace
Se suppose une place
Parmi les cailloux des plus noirs que moi.
Lorsque du front barrière de granit la fraîcheur m'ouvrit les yeux
Du sol confus ne se découpait comme l'oeil les galets fantomatiques
Plus rien.
Alors, question légitime, de quel monde me parles-tu?
J'ai tué un homme pour rien, j'ai sauvé une guêpe de l'eau
Du désespoir concentrique agencé en tremblements.
La mort comme le cercle étend vainement le mouvement concentrationnaire.
Le vent a commencé par emporter ma feuille
La tête, le titre sous l'eau
La feuille blanche
Comme si l'automne plaintif avait besoin d'écho.

La peau du Monde est aussi


Les poissons nos ancêtres ces damnés de la terre ne sortent
Jamais longtemps la tête
De leur univers comme nous tous de l'air.

"Poisson" n'est pourtant pas "poison" d'un "s" s'en faut. Ou mouvement ondulatoire propre à l'espèce, qu'une lettre de notre alphabet, la dix-neuvième, capture. Essentiel on le voit, j'espère.
"Poisson" n'est pas "pierre" que lestent deux "e" comme deux "r" - peu rare et au fond ne te promenant guère commune pierre.
D'année en année des truites (Carthage, partage, carnage) en flèche font des points des lignes rouges mouche (plan).

Le monde du poisson se croit clos - tranche, ou plutôt darne,
De réel
Séparée
De tout.
L'eau oublie qu'elle s'est terrée
Eternelle avilie.
Déjà l'animal s'élève.
Tenter une sortie, comme une pirouette
Dites "queue de poisson"

Cascade
Tranchant le souvenir
L'heure n'est plus
En Suisse
La vallée
Verte
Au silence
Acqua
Astre
Vasca
Verzasca
Miroir blanc
La bulle et la cendre répandue, éparse
Fario
Ton lac
Lascif surplomb
De A à Z
Assez
A l'eau!

Si on se représente le temps comme une ligne et l'homme comme un animal marchant le long de cette ligne avec la volonté ostensible - tous ses actes n'en sont-ils pas le témoignage obstiné? - de pouvoir un jour rebrousser chemin, ou de s'arrêter, on conviendra que le futur se trouve devant, le présent ici, et le passé au revers de l'homme. Et celui-ci a beau étendre sa main derrière lui, par surprise, fouetter l'air de sa main, rapide comme le rayon de soleil sur le dos d'un poisson, il ne saisira que son être présent. Mais alors les hommes tiennent-ils tous sur la même ligne__________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________? Ou chaque homme a-t-il sa propre ligne, parallèle à celle de son voisin/////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////=========================================================================================================================================================? Et la rivière, a-t-elle un passé et un futur? Ou n'est-elle qu'éternité dans l'espace? Son début (source), sa fin (mer) ont-ils un sens (direction), des sens (cinq) ou du sens (signification)?

L'écoulement de la rivière comme le vent sans bruit sous l'eau

L'épanchement d'un liquide dans le corps d'un malade

La vie du moustique ou du moucheron naufragé.
Ses chances de survie sont calculées statistiquement dans un bureau jaune à l'abri de la pluie.
Elle est funeste cette fin d'après-midi d'automne de couleurs saturées et de coléoptères.

L'eau, la glace liquide, de l'émeraude en mouvement, jade trouble et transparent.

A force d'attendre, c'est l'hiver

Inscription
On ne peut qu'imaginer une eau infinie.
L'eau est un élément second nécessitant un appui, un étai, la forme solide qui le contient.
La terre et l'air sont placés dans l'univers non clos.
Les siècles s'écoulent de notre point de vue, assis dans le courant cosmique à convertir du temps en espace (les années de lumière, la montre).
On ne peut qu'imaginer une eau infinie.

Les zèbres du fond tremblent sur leurs pattes trapues de soleil. Rien ne nous est caché et pourtant la révélation du secret est à venir (aucune mystique). Il faudrait, la vie durant, observer le puits où sommeille la truite et être convaincu, agonisant, de ne pas avoir perdu son temps. (C'est ainsi que je conçois le travail artistique.)

La formule du gardon commun est D III/8-9, A III/10-12, P I/16-17, V II/8-9 (indiquant le nombre de rayons des nageoires).

Géographie buissonnière
Hors de l'eau (hors-texte) :
Sur l'arbre les feuilles vibraient déjà lorsque le vent, soudain plus puissant, les fit neiger, la bourrasque amère emportant les feuilles inutiles, raturées, noircies, les nervures séchées puis racornies. La montagne ne suffisait plus à contenir le flot des carnations célestes, il fallut remplir l'air et les yeux de passions colorées, d'échecs répétés, les liasses s'accumulant mortes, comme la plus-value sur le marbre des guichets pestilentiels. Un tapis fermenté couvrait alors la terre d'une odeur de poussière dont on dit qu'elle rend aveugle.
Sous l'eau (plein-champ) :
L'eau est toujours la même
identique
à elle-
même.
Haute
ou basse.
Les algues apparues il y a une quinzaine d'années ne disparaissent plus. Quelle que soit la température de l'eau.
Les reflets se déplacent sur les fonds avec une insistante beauté.
Hors de l'eau (contrechamp) :
Beauté qui nous oblige à en parler
et nécessite que nous en reparlions.
Il n'y a pas d'écriture tout à fait singulière, de "différence pure",
il n'y a pas de langage qui soit privé.
La raison est
que nous nous comprenons.
Seules les pierres de dimension modeste
du poids
d'un mot
seront charriées
sautant d'un puits
à
l'autre
comme les pions d'un jeu énigmatique.
Le granit (gneiss) que l'on trouve au bord de l'eau se compose de mica de feldspath et de quartz, des parcelles d'étoiles commuent de l'hydrogène en hélium, sous une voie qui n'a de "lactée" que notre limite anthropocentrique (commutateur).

Construire un rapport entre le froid, la transparence et la pureté, c'est faire d'un lieu commun équivalence. Pourtant le regard (lui aussi transparent?), la main (ce léger voile blanchâtre) lorsqu'ils pénètrent la surface polie des eaux se crispent. Ou alors se concentrent. Ne dirait-on pas plutôt un esprit commun?

Si l'ordre du monde avait un sens - ne serait-ce que celui de son ordre, notre habitude à son contact - alors le déplacement d'une pierre sous l'eau (d'un mot dans la grammaire) provoquerait des bouleversements esthétiques et éthiques inacceptables.
J'ai parfois l'impression que c'est le cas.
J'ai souvent la certitude que ce n'est pas le cas.

De l'eau, il y en a partout, pourtant


[…]