FEU INTERDIT (extrait)



0.
“Feu!” (Facile, non?)

Variante

“A vos marques, prêt, feu!”

Variante bis (au lecteur)
“Ne partez pas! (Il n’y a pas le feu.)"

1.
Partir du feu qui est en moi, de ce centre brûlant qui m’anime comme autant de grammes de cocaïne, comme six soleils qu’on aurait soudain allumé sous mon crâne — puisqu’on est en droit d’ignorer ce que sont les autres dans ce mouvement, lueurs intermittentes, revendeurs incertains, troubles dans leur refus et dans leur acceptation.

De ce feu, champ de forces, convergeant vers la pensée, je n’ai retenu qu’une couleur, l’orange vif.

De ce feu, je fis mon intermédiaire avec le monde, je ne le laissai point me consumer en d’atroces contorsions, je le projetai vers l’extérieur, et l’univers noir de ma chambre, puis la nature toute entière, avec ses arbres et ses animaux, pris naissance sous ses flammes.

De ce feu, alors, à l’intérieur de moi ne demeure qu’une bougie, calme lumière dont les ombres, lorsqu’elle vacille, sont reposantes. Et même lorsque tout tremble, cette flamme si simple est ce qui m’assure.

De ce feu, alors, à l’intérieur, la mort l’éteindra, c’est sûr. Et toute cette lumière sur le monde ne sera plus rien qu’un noir sans pouvoir dire “noir”, sans même de noir.

De ce feu?

De ce “feu”?


2.
San Lorenzo  : “Lors de la persécution de 258, sommé de livrer les trésors de l’Eglise, il fit venir des infirmes. Il subit alors le supplice du gril”.
Il est inconcevable pour l’Eglise que les infirmes, autrement dit les faibles, les démunis, puissent être un trésor, comme il est impensable pour l’enfant que quelque chose d’aussi fascinant que le feu puisse le brûler, voire tuer quelqu’un.
Mais l’Eglise n’est pas l’enfance, pas même celle de l’art, elle est la rouerie consommée (18ème). Quant au trésor (le sens, la beauté,…), il faut peut-être comprendre qu’il n’est pas là où l’on croit qu’il est et s’il est bien là où il est, il ne l’est pas sans danger (12ème). (Comme la flamme n’est pas ce qui chauffe le mieux.)

Lorenzo il Magnifico : “Il fut lui-même un poète délicat, capable de célébrer l’amour selon la conception néo-platonicienne dans son Canzoniere ou bien d’exalter «la lumière, la beauté, l’amour brûlant» dans son poème mythologique L’Ambra”.
Miroir (Renaissance) : Lorenzo protecteur des artistes et des savants protège ainsi Lorenzo artiste (15ème), comme LM poète cite LM poète, plus de cinq siècles après que LM poète s'est protégé de gens comme lui, alors que LM poète n’a que faire des banquiers et autres marchands dont LM poète était un exemplaire, LM poète défend d’autres valeurs que celles de cette société virile, qui sont pourtant les mêmes que celles de LM poète, né plus de cinq siècles avant lui (circularité, autogestion,…).


3.
C’est le regard qu’on approche, qu’on consume au centre du feu, comme on tient prudemment le corps à distance.
On a commencé par couper du bois. Dans la forêt, on a choisi un arbre. Dans la forêt, la hache s’est appliquée à faire signe au même endroit, appliquée à faire signe au même endroit, au même endroit. Attention, l’arbre tombe. Débité, en, bûches, jusqu’à, ce qu’il, sèche.
On a fini par construire une maison d’indien au centre du foyer.
(Le centre de la maison était le foyer. On peut compter les années comme la retraite du foyer, et sa fragmentation, le radiateur-chaleur et la télévision-fascination.)
Papier.
Brindilles.
Petit bois.
Bûches.
Et la flamme monte le long de cette maison, irradiant l’agitation cinétique des molécules jusqu’à ce que votre pensée seule puisse s’en approcher (comme deux actions parallèles).
Alors : Il y a une beauté du mystère, du feu qui mange, qui décompose, qui calcine, il y a une beauté du feu immatériel, intangible mais combien efficace, il y a une beauté de l’action conjuguée des sens, de la synesthésie, il y a une beauté de la lumière, de la luminosité même, de la couleur, intense, il y a une beauté de l’origine, du principe de l’éclairage et du principe de la chaleur, il y a une beauté de la peur millénaire et du réconfort millénaire.

Et ces beautés conjointes, comme la  beauté de la langue, qui agence les lettres, les mots, est de celle-ci : ouvre ta route, vague de charbon mêlée indistincte au nombre de mille, brindilles en flammes, jusqu’au feu de braises qui brûle le coeur aussi vite que l’alcool, flamme comme de l’eau, flamme comme du vent, flamme comme de la poussière, fourneau, hécatombe de toute idée de froid, aucune place pour le doute, une fois que c’est parti, l’air vibre crépite, le bois claque en écho à la hache qui l’a abattu, à la scie au moteur de feu qui l’a tranché, et l’odeur est celle de son essence.
Une pince remet le bois au centre et c’est une nouvelle phrase le long de la bûche qui commence, apparition épisodique d’une petite flamme très jaune sur le bord tendre, écaillé, où l’air circule mieux qu’ailleurs, puis le discours dresse et multiplie ses compléments, la surface du bois ainsi posé à notre attention brûle avec beaucoup d’ostentation, pendant qu’en son coeur quelque résistance s’organise (une autre façon de disparaître).

La beauté du feu n’est d’aucun point.

La beauté du feu n’est d’aucun âge.

La beauté du feu coûte 10 francs.

Tu presses des mains de gel au-dessus du bois enrubanné avec panache, et, lentement, le désir orange et secret de toute une forêt assouplit ta chair. Tu te retires, alors, pour ne pas être grillé, quand, en écho lointain à ce feu d’enfer, comme le glacier craque au printemps, tes mains te brûlent.

Reprenons : le feu donc, comme la plupart des objets de notre univers, ne se donne que dans le rapport entre ses éléments. Ce qui fait le feu, et partant sa beauté, ce n’est pas tant telle ou telle partie, flamme ou morceau de bois plus ou moins incandescent, que le tout. Le feu est donc le bois et la flamme, dans leurs relations toujours uniques et cependant repérables. La beauté du feu est alors ce complexe dans l’esprit du sujet qui le perçoit, du point de vue, unique, qui est le sien. Ainsi le feu de cheminée adossé à un mur de pierres noirci n’est pas le feu en plein air, duquel on peut faire le tour (danse), ni même celui de la forêt qui brûle et où l’on est prisonnier (peur) ou celui du bûcher, puisqu’on est alors sur le feu (mort).

Et encore : le feu que l’on contemple n’est pas le feu aperçu en mouvement, que l’on bouge soi-même ou que l’on soit dans un train qui se déplace et dont les vitres ternissent l’éclat du feu, sans altérer nécessairement l’expérience — la fugacité tenant alors lieu d’intensité — feu de sarments, feu dans un champ, feu dans la nuit.

Par contre le feu chinois est comme le feu allemand, le feu belge est le feu français, suisse, islandais, malien et argentin. La température ambiante, l’humidité relative et le contexte, montagne, désert de sable ou de neige ont pourtant leur importance dans notre perception du feu.

Enfin : la beauté est relative à tous ces paramètres pertinents, propres au sujet et extérieurs à lui, aussi ne doit-on parler de la beauté du feu, mais de la beauté de tel et tel feu, pour tel et tel sujet, dans telle et telle situation. N’y a-t-il pas cependant une essence du feu, quelque chose de naturel et d’inaliénable qui fait que le feu est feu et pas eau, air ou terre?

Essence du feu ≠ feu d’essence.

L’essence du feu, quelle qu’elle soit, est au moins une orchestration savante de chaleur et de lumière, la calcination visible d’un combustible (gaz) et de l’oxygène.

Il faut de la chaleur et de la lumière pour faire du feu, comme pour faire un homme il faut de l’homme.

La question de l’origine : le premier feu (le premier homme)?

La beauté du feu s'est ruinée en te regardant et la ruine s'est propagée le long de nos corps indifférents, corps de routine, en déroute, le long des rues vides, dans les villes désertées par l'ombre des hommes. Le phénomène a contaminé la moitié de l'univers, et il n'y a pas maintenant d'endroit plus sombre que ma vie.

La beauté du feu c'est aussi cette vapeur au soleil de midi, un halo de fumée transparente qui nous donne l'indication la plus sûre de ce que serait un fantôme, s'il existait de tels êtres. Ainsi la réalité du feu est-elle fonction de l'obscurité qui l'entoure et, vers minuit, j'ai vu des feux à couper au couteau, des feux si denses qu'il était difficile d'y voir à travers et, même, une fois, au détour de la nuit, un feu solide.

Le briquet, soleil de poche.


[…]