POSTPOESIE (extrait)


"Post mortem, nihil est."
Sénèque



Postpoésie (version 1)
Après la poésie, que la dernière page a été tournée ou que les mots se sont retrouvés sans emploi, on se tient alors dans un long silence amer, plainte, hululement et les bois, les futaies sont si pleins de branches dont on ne sait que faire, les noms nous échappent, leur absence nous fouette le visage, les rues sont encombrées d'objets innommables et qui finissent, c'est sûr, par nous étouffer.


Postpoésie (2)
C'est qu'immobile sur le plan que je me suis donné, il y a maintenant presque 10 ans, je suis aveugle au vent, marqué par les arbres, souligné par la pluie, c'est qu'immobile au centre de la page, un tourbillon se dessine, figure, grimace, qui m'entraîne au-dedans de moi, où tout est si trouble, encore.

Or es-tu si loin?
Orient, jusqu'à là
Orientation.

bis

Or es-tu si loin, de quel appel ton admiration initiale résonne-t-elle? cela vaut-il que nous brûlions alors quelque chose de central en nous?
Orient, jusqu'à là faudra-t-il parvenir pour qu'aucune porte ne s'ouvre? les pays ne sont pas les gardiens du rêve, et l'avoir ressenti aussi sûrement que la certitude de vivre, parfois —
Orientation, si je savais où je vais.


Postpoésie (3)
Affront,
ta face lumineuse nous cache l’essentiel,
centré sur le monde,
nous perdons à nous tenir derrière les arbres, même s’ils ont ce vert tendre du renouveau stylistique que nous appelons depuis longtemps, même s’ils hurlent le sens qui vibre de cette hauteur et leur donne à voir la ville d’un souffle qui nous manque,
affront, au-delà de ton arrogance,
contre les marchés autoproclamés,
sont réunis les individus, les groupes liés, mais libres,
des femmes et des hommes  qui nous lirons,
postpoésie donc quand il s'agira de prendre part au monde
peureux
seul
nu.


Postpoésie (4)
Après la poésie,
il n'y a rien,
rien du moins qui ne supplante la poésie, qui permette de penser à un après,
définitif,
où l'on se dirait qu'on est passé à autre chose, qu'on a franchi le cap
des vents furieux où la coque des navires craque d'effroi et de bonheur,
qu'on a atteint une terre paisible, le rivage attendu,
la vie s'écoulant comme le sable des mains à téter une femme de sucre,
après la poésie, il y a la poésie, en tant que projet
inachevé,
après la poésie, il y a les mots recommencés et la douleur et
la joie,
la recherche d'un analogue de réalité, grammaire, qu'on pourrait alors,
métaphoriquement,
dire "vrai",
et du côté du monde, des choses qui nous observent, de l'attente et du silence,
du côté de l'air qui gèle et de l'eau qui monte, qui s'élève au nuage,
toujours la même ambiguïté
depuis que les hommes s'en sont mêlés,
que l'information, comme une malade, a été recueillie, puis traitée,
interprétation
cerveau,
la nature alors modèle le modèle de la nature que nous entendons lui
donner,
après la poésie, enfin,
il y aura un rêve à faire exister.


Postpoésie (5)
J'entends déjà des voix qui s'élèvent,
hautes
basses
(contre cour)
célébrant l'avènement, un peu tardif en ce siècle, de la postmodernité en poésie,
comme autant de non-sens dans ce trajet elliptique, tout à fait hors de propos
ici
une affirmation
de ce qui a toujours déjà existé
mais que l'on ignore, disons-le,
lit peu,
plus,
1000 exemplaires,
1000 lecteurs francophones,
pour les derniers textes de A., Butor, Char, etc.,
contre alors, s'il faut que cela soit contre quelque chose, une indigence, le journalisme et la langue de bois, la langue muesli (J.R.) et le mot pour la chose impuissante (substitution),
pour, s'il faut que cela soit positif, une inversion des valeurs, comme l'arc-en-ciel détourne la pluie,
l'imagination traçant la consommation — à coups de surprises ou d'exigences aujourd'hui vaines et néanmoins répétées,
l'appropriation excluant la soumission — chaque indivisible sujet se projetant dans le monde,
contre la mort,
désorganisation,
et ses appendices virtuels,
fascination,
fascismes,
hors de propos
ici
donc
la postpoésie est moderne,
nous sommes Ulysse et 2001,
nous comprenons l'homme
et nous nous écrivons
en anglais
sur le WEB
parfois
"we espérons beaucoup"
vous voir
bientôt
bien
tôt.


Postpoésie (6)
Au matin,
aube virginale,
les choses sont seules,
nous nous approchons, nous avons des noms, des noms d'hommes, nous sommes une expédition et nous voulons surprendre le monde, dans sa totalité, le voir tel qu'il est, sans préparer son herbe à nos "herbe", "épaisse" et "silencieuse", sans adapter son ciel à notre "ciel", "cielo" ou  "Himmel",
à l'aube donc, quand les choses reposent,
nous arrivons,
muets —
et c'est indistinctes que les couleurs, brun, vert, nuance de gris et nuance de bleu, cobalt marin, raffinements, fumées, filets, tendus, temps qui passe au-delà des horizons, temps souple, corde élastique, indistincts que les formes élancées, improbables, pic, demi-triangle, cône, face, lumière, éteinte, des espaces indélébiles, cube, mousse, se présentent sous nos yeux, sphères, ronds, vides, vides ou vides —
et chacun sait
que nous aurons tout oublié
quand du chemin,
dans la terre,
nous aurons rebroussé le sens,
quand du retour à la boue aura adhéré à nos semelles,
d'un plaisir enfantin, daté,
lorsque nous aurons repris, dans nos musettes, la pipe et la cornemuse,
et cette habitude de siffler sous la peur,
quand, rigolards, nous aurons alors soif d'amertume et de femmes,
d'un retour triomphal à la civilisation,
nous étions hommes,
d'une expédition,
rares,
maintenant,
nous sommes fous,
(et même les chiens errants nous lancent des pierres
par-dessus leurs épaules aiguës.)


Postpoésie (7)
Un monde tordu, vicieux, hérissé d'obstacles,
un monde inconsistant,
plat,
un monde de vicissitudes et de revanches,
écarlate,
un monde ténu, en toute rigueur,
un monde qui si l'on compte ne pèse pas lourd sur la balance des mots,
liquéfié, informe,
un monde dont on a de la peine à se souvenir,
vague,
un monde sec, hagard, où s'empilent les déchets multicolores de la consommation
ininterrompue,
un monde riche,
riche et pauvre,
pauvre en somme,
un monde de devoirs, sans autonomie,
imagination,
un monde quitté par les espèces animales, déserté par les végétaux,
un monde aux hommes tristes,
un monde effacé,
invisible,
si,
arrivé au-delà,
on retirait les mots —
la poésie.


[…]