LES AVENTURES DE M. GONSETH
1. M. GONSETH FAIT DU TERRORISME (1991, extrait)
1.
En ce début d'automne la lumière fit son entrée dans l'appartement de M. Gonseth.
Non pas que les mois qui précédèrent la fin septembre furent privés de lumière ou que celui-ci fut particulièrement sombre - l'été, torride, avait été plutôt ensoleillé et son appartement était parfaitement orienté - mais la qualité de la lumière qui se posait alors sur les objets que contenait sa chambre - des bibelots amassés au cours de rares voyages, quelques cadeaux, presque pas de livres - étonnait. Une lumière froide, perçante, qui entrait par vagues successives avec le vent enfin rafraîchit par les pluies de ces derniers jours, qui devenait bleue ou grise, comme le ciel, quand filtrée par une vitre grossièrement polie, elle se posait sur une des nombreuses surfaces blanches du petit appartement de M. Gonseth.
Le plus curieux, c'est que la nuit - il aimait lire au lit, un jour comme il levait la tête il avait remarqué que la lune, sur le point d'être pleine d'une substance dont le poètes ont célébré de tout temps les mystérieux attributs - donnait la même lumière douce et transparente.
Ces faits météorologiques, ces données optiques répétées convainquirent M. Gonseth de l'imminence d'une transformation dans sa vie ou dans l'orientation du monde - ce qu'il exprima en disant que quelque chose allait changer. Certes l'Europe de l'Est s'était, il y a peu, engagée dans une "guerre civile", le "bruit de bottes" d'un putsch manqué "résonnait encore dans les magasins, vides de toute denrée", alors que les premiers milliers de chômeurs - seul résultat tangible de l'imposition du marché - se préparaient à entrer dans les statistiques, les journaux le lui avait appris, mais tout cela (comme les "déboires" récurrents du Tiers Monde d'ailleurs) n'intéressait que fort peu M. Gonseth, qui du bon sens cultivait la devise individualiste, jusqu'au jour où, en ce début d'automne, il perdit son emploi.
Ce fut peut-être pour lui encore plus tragique que pour ceux qui, comme lui (mais n'étaient-ils pas radicalement "autres", "différents"), sans être d'un zèle excessif dans l'accomplissement de leur tâche quotidienne, avaient, au cours de multiples années de service, accumulé une confiance imperturbable dans un patronat qui, chaque Noël, recevait un à un ses employés pour leur souhaiter les meilleurs voeux de fin d'année et leur remettre un modeste présent, non sans, bien souvent, estropier (voire oublier) leur nom. Comme le dira M. Gonseth, ce n'est pas que le travail qui lui était demandé fût excitant, mais il avait acquis durant ces années une familiarité qui lui procurait la tranquillité nécessaire à son équilibre psychique et qu'il lui serait difficile, à son âge, de retrouver - c'est du moins ce qu'il pensait. "J'allais au travail comme on va à l'encontre de son vieux chien."
Le licenciement se passa à peu près de la façon suivante. Comme il était occupé à classer des dossiers de couleurs dans d'énormes tiroirs, dont ils ne sortiraient jamais - c'est du moins ce que ses quinze ans d'expérience lui avait appris - on lui demanda de se présenter chez le directeur, chose qui ne laissa pas de l'étonner si tant est que Noël était encore loin, ce que le calendrier affiché sur la porte de son bureau, d'un regard, confirma.
"Entrez M. Gonseth, entrez, asseyez-vous, je vous en prie. Voilà, je voudrais commencer par vous féliciter, votre travail dans notre maison étant apprécié à sa juste valeur, si cela ne pouvait paraître inconvenant dans une telle situation." A mesure que le directeur retrouvait son assurance dans la parole qui le délivrait d'une culpabilité toute chrétienne, que l'objectivité d'un marché régulé rendait obsolète, l'angoisse de M. Gonseth s'accroissait, sans qu'il ne sache, malgré la lumière étrange qui couvrait alors la ville entière, pourquoi.
Abasourdi, M. Gonseth en avait, ce jour-là, terminé à jamais avec ce travail et s'était retrouvé, au sortir de cette dernière journée, chez lui sans aucun souvenir du trajet qui l'y avait mené, comme si ce chemin quotidien devait, la terrible nouvelle apprise, déjà se faire oublier, comme si le pan Est de la ville avait été soudain tracé de la carte, comme si, enfin, son corps avait déjà pris le parti qui serait le sien - ce qui, tout bien pensé, est absurde.
2.
Il faut vous dire ce que je pense de tout cela. Qui suis-je? peu importe, vous le saurez d'ailleurs assez vite. Je connais bien M. Gonseth et me souviens parfaitement de la première fois où je l'ai rencontré, dans la cage d'escalier, un jeudi. Je ne lui prêtai pas attention, je savais juste qu'il avait emménagé quelques jours auparavant dans l'appartement de la regrettée Mme Hanska, la poétesse polonaise qui avait eu, il y a fort longtemps, son heure de gloire (son recueil le plus fameux, paru en Pologne et traduit en français, s'appelait Mort noire), dont le décès imprévisible - elle avait encore organisé une sortie pour les locataires le week-end suivant - les avait plongé dans l'affliction. (J'appris quelques jours après avoir griffonné ces lignes dans mon carnet, que monsieur X en fait la détestait et aurait même fêté sa mort en sablant le champagne.) C'est lui qui m'adressa la parole, je crois, pour me demander du feu ou pour savoir l'heure à laquelle passerait le prochain bus - ce qui ne m'avait pas étonné alors, car je ne sus que bien plus tard, que M. Gonseth ne fumait ni ne prenait jamais le bus.
C'était un de ces stéréotypiques employés de bureau, qui croit pouvoir faire l'économie de toute réflexion, de tout questionnement, qui pense qu'on peut traverser ainsi l'existence, sans demander son reste et qui s'imagine que personne ne le lui prendra. D'humeur égale, vêtu d'un complet sempiternellement gris, ponctuel et poli comme il se doit, M. Gonseth, pour le dire d'un mot, passait inaperçu.
Je l'ai rencontré plusieurs fois depuis et rien dans son comportement ou son attitude ne put changer l'image d'un être terne que je m'étais très rapidement faite de lui. Je l'invitai pourtant un samedi matin à venir prendre l'apéritif chez moi. Ce fut là la plus longue conversation que nous eûmes ensemble, la plus éclairante aussi. Je dus parler beaucoup avant qu'il ne tienne des propos choquant pour un esprit critique et sensible comme le mien, mais qui m'amenèrent peu à peu à modifier ma représentation du personnage. Il professait avec la certitude de celui qui n'a jamais confronté ses idées, mais non sans logique, un nihilisme politique et une indifférence au malheur d'autrui qui m'étaient douloureux. Pour l'illustrer, voyons voir si l'une ou l'autre des phrases qu'il aurait pu prononcer me reviennent à l'esprit. Ceci, par exemple (son assurance avait quelque chose de beau, qui conférait à ses paroles un gage de vérité, une hauteur morale qu'elle n'avait probablement pas, et que la mise par écrit dans ce carnet ne peut évidemment restituer) : "La violence n'existerait pas si mon comportement pacifique était universellement adopté. Mais puisqu'il n'en est pas ainsi, vous ne pouvez pas m'intéresser à la violence artificielle qui se crée délibérément entre les hommes dès qu'un quelconque pouvoir est en jeu." Ou encore : "La critique féministe de la conception traditionnelle de la femme est paradoxale, puisqu'elle réintroduit ce qu'elle avait chassé, à savoir l'idée d'une essence de la femme." Et ainsi de suite. Malgré mon caractère tolérant, je fus si ébranlé par ses propos que je prétextai une course urgente pour m'en débarrasser.
Quant à son licenciement, je crois pouvoir dire, sans paternalisme, qu'il lui a fait le plus grand bien. Il est certes trop tôt pour en mesurer les effets, mais je pense qu'il l'a sorti de son isolement pour l'inscrire dans l'histoire, dans la collectivité des exploités. Et j'espère, c'est là un souhait profond, que cette douloureuse expérience de vie va l'aider à sortir de lui-même et à aborder le monde avec plus de justesse et d'humanité. Enfin, arrêtons-nous là pour aujourd'hui et allons nettoyer cette foutue cage d'escalier. Nous en apprendrons peut-être plus sur M. Gonseth.
Deux heures après : il a l'air, en effet, beaucoup mieux, je l'ai vu qui sifflait en rentrant chez lui, deux gros sacs à la main.
3.
Il attendit peu pour partir dans une vie qui était à l'opposé de celle qui était la sienne jusqu'alors. Les quelques semaines qu'il faut à un homme mûr et intelligent pour changer d'habitude, c'est-à-dire d'attitude, pour s'accoutumer à la solitude radicale, solitude qui auparavant ne le prenait que le matin au réveil - la plus terrible, la plus brutale, l'impression chaque jour de devoir renaître - ou après le travail lorsque, fourbu, il s'interdisait encore d'allumer la télévision, surtout l'été, quand le soleil dans sa descente tourmentait les façades de ses rayons obliques, les toits de tuiles rouges ou d'ardoises, où trempaient de multiples cheminées encore inutiles.
L'idée de M. Gonseth était simple : il désirait se venger. Simple et brutale.
Il pensa d'abord écrire une lettre à son directeur, lettre qu'il ferait également publier à ses frais (il avait accumulé un petit "pécule" qui lui aurait permis cette "folie") dans les principaux quotidiens de la place et qui commençait ainsi : "Monsieur le directeur, je ne suis pas dupe" et qu'il interrompit bien vite se rendant compte qu'écrire au directeur d'une grande entreprise qui soupçonne à peine votre existence, alors qu'il vient de vous licencier, était de la plus grande naïveté. Pas de lettre donc qui dénonce la pratique abusive d'un patronat en temps de crise, sous prétexte de compétitivité et de restructuration (il avait, depuis sa "mésaventure" - mais n'est-ce pas le lot de toute aventure? - lu de nombreux articles sur le sujet, qu'il avait photocopiés, découpés et classés, accumulant les preuves d'un comportement délibéré et concerté - paradoxalement la seule réalité de l'internationalisme - de la classe dirigeante).
La seconde idée fut la bonne (depuis qu'il ne travaillait plus, M. Gonseth avait des idées, fait qui, bien entendu, est par trop singulier pour qu'on puisse en tirer une quelconque loi, ne serait-ce que statistique), il décida de supprimer son ancien directeur, ou plus simplement : M. Gonseth voulait et allait tuer M. Zilsel, le plus normalement du monde.
Cette vengeance était certes des plus frustes et ne résolvait pas le moins du monde le problème général que M. Gonseth avait fini par poser et dont il n'était qu'un cas particulier, elle était néanmoins, à son avis, la réponse adéquate à la tyrannie répétée de M. Zilsel (M. Gonseth s'était alors souvenu avec horreur des multiples "disparitions" de collègues), lequel, il en était persuadé, savait qu'il jouait sa vie et ne regretterait pas trop de la perdre ainsi, en défendant sa classe. De plus, un procès en bonne et due forme, telle que la société dans laquelle il vivait le lui garantissait, lui permettrait (il ne doutait pas un instant être arrêté) de clamer haut et fort ses convictions nouvellement acquises.
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