LA MARCHE (extrait)


Ce jour-là, vous déciderez de ne pas prendre le train. D'y aller à pied.

A la marche vous dites-vous. Il n’y aura pas de meilleur moyen pour vous de compter le chrome du temps entre vos pas. Comme on mesure l'espace qui nous sépare de la mort. (Mais vous n’êtes pas si tragique.)

C’est maintenant le moment où la chaleur du soleil vous pousse dans le dos. Vous n’êtes guère vêtu, vous sachant dans un pays méditerranéen. Deux livres, dont vous paraissez tout ignorer, se trouvent dans le sac que vous avez sur le dos.

Vos premières pensées semblent porter sur le monde que vous traversez fracassant. Mais vous n’en êtes pas encore là, au point de penser. (Vous penserez après.) Ce que vous avez à faire pour l’heure, c’est de vous concentrez sur le chemin, de poser vos pas avec précision sur l’angle d’une pierre qui puisse vous assurer une assise suffisante pour vous permettre d’y projeter le prochain pas. Vous n’avez pas pris ce chemin depuis longtemps. (Vous raconterez après.)

Cette attention un peu sèche n’appelle aucun commentaire, elle se déroule, elle est toute orientée à l’organisation d’un parcours qui puisse aussi éviter les ruisseaux qui inondent occasionnellement le sentier, qui sache écarter tout faux pas qui serait à proprement parler dangereux sur cette pente escarpée. Vous montez. (Vous descendrez, après.) Alors, comme la mécanique semble s’être actionnée, comme le jeu qu’elle vous laisse est un mouvement du corps, vous vous prenez la fraction d’un regard. (Regard sur le monde.)

Compte rendu d’expérience 1 (9h17m23s)
je au fond de l’oeil d’un gris épars au vert consommé

Tout ce que vous pouvez en dire alors. Surtout que vous trébuchez, une vague de vent vous laboure le visage, une irritation descend des rochers sur votre corps (les pieds, les poumons et la face). Pour vous aider, je dirai, quittant ces pistes claires tracées sans vertige, que dans votre dos le soleil se levait sur une montagne âpre, sans reflet et que vous traciez dans les herbes, parfois elles vous cachaient, un sillage lent et douloureux. Pas de pensée. Un peu de sueur. Et le souffle comme en dedans. Vous peiniez. (Disons-le.)

Changement de rythme. Un plateau herbeux, entrelacs de tiges séchées, fils formés à l’hiver, votre pas s’allonge. Vous vous dites que vous avez décidé d’y aller à pied, non pas en train, comme vous le faisiez les autres fois (vous connaissez le sentier pourtant, cherchant à vous souvenir de quelle façon), c'est que la marche se fait assurément contre tout marché, à sa propre mesure. Soudain, des images du matin même — la préparation, le moment où vous prîtes la carte du trajet que vous effectuerez et la mîtes dans le sac de cuir clair, ainsi que le pique-nique, deux livres, des vêtements chauds (la carte indique un col à plus de 2'700 mètres d’altitude), un couteau français et des jumelles — vous survenant sans raison, puis celle d’un homme qui vous ressemble, en train d’écrire sur une table (vous notez dans ce qui est une irruption ou une interruption la faible lumière du crépuscule), à la faible lumière du crépuscule, alors que devant vous — vous avez relevé la tête, la pente faisant que la Terre ne vous jette plus ses cailloux au visage — se dessine aheurtée la forme de conifères — extrémité basse de la forêt que vous êtes sur le point d’engager (Concentrierter Roman, 1960).

La carte (la carte se présente ainsi) : traits sur traits sur surface couleurs diverses tout en ne criant pas comme si la représentation avait adopté on ne sait pourquoi la modestie naturelle du monde.
L'échelle vous dit qu'il faut gravir 50'000 fois plus de terrain meuble que ce qu'a parcouru votre doigt sur le papier lisse pour espérer avancer d'une longueur correspondante à celui-ci dans la réalité. L'échelle vous dit aussi qu'elle dissimule ou évacue une part du monde dans son repli. Enfin, l'échelle ne vous dit pas la température du sol et de l'eau qui la biffe, la force du vent contre vos joues, ni la latitude qu'elle vous laisse


Vous en aurez pourtant pour longtemps, si l’on en croit le trait noir, pointillé imprimé sur le fond vert ocre gris symbolisant les champs prés forêts — mais aussi pierriers — montagnes que vous traverserez — où des arabesques au demeurant fort discrètes de couleur brune indiquent le niveau du terrain (une ligne tous les vingt mètres, toutes les dix lignes légèrement plus épaisses avec un nombre indiqué, ainsi 1'000 puis 1'200), un trajet que le petit train rouge couvre (comme on dit d’une main qu’elle couvre des mots ou un soleil trop intense) entre 24 et 27 minutes. (Vous vous sentiez bien un peu idiot avec votre montre, dans le compartiment étroit, aux yeux de tous pensiez-vous, à chronométrer la durée du parcours du petit train rouge, indiqué en noir, d’un trait épais et régulièrement barré obliquement par des traits également noirs mais plus fins.)

Laconique la montée sombre. La Terre alors se rapproche de vous, inéluctable sous forme d’aiguilles de pins séchées, à vos pieds lourdement chaussés une profondeur inhabituelle, et qu’en même temps la lumière baisse de quatre diaphragmes. Vous respirez fort, pourtant peut-être gêné dans cette cathédrale écaillée par votre intimité. Votre pied est assuré, ce sont maintenant
                        • les mille gestes du corps qui retiennent votre attention, la main qui pend, le ventre serré d’une angoisse que vous ne chercherez pas à définir devant un monde trop monde (vous appartenez à la ville), la ruine des bois sous le regard d’une avalanche de pierres ou de neige, torrent saisonnier (une fracture puis la coulée à proprement parler — comme on pleure) et vos oreilles où siffle et charbonne écarlate le chant du chardonneret,
                       • les mille préoccupations ordinaires qui vous rappellent, comme vous contrôlez une fois encore l’état du chemin, que ce chemin à un but. Alors…

Compte rendu d’expérience 2 (9h58m12s)
[mon] pied gauche au sol pied droit levé (20°) main droite contre le tissu du pantalon rude main gauche comme esquisse d’un geste peu clair à l’oeil cette fulgurance des rayons alors individus qui traversent le fouillis végétal la masse de signes noirs et cette lumière soudain c’est l’ombre du soleil à l’oreille instantané un cri rauque battement d’ailes rouillé du gallinacé alpestre à l’oeil triangle brun du blanc quelque part la même odeur de résine (même odeur de résine)

Une barrière de rochers gros grains vise sur votre tête. D’ici vous voyez la sortie de la forêt, verticale. Hors de vous l’air tourbillonne qui inspiré, et qui expiré, l’oxygène n’est pas rare et vous vous paraissez ivre sous ce va-et-vient contrasté. Votre coeur bat partout comme si la forêt était brusque — point de vue (view point) en travelling latéral puis plongée dans la vallée zoom avant virage à gauche les arbres soulignent un espace au-dessus d’eux, que vous atteindrez, que vous atteignez, que vous avez atteint maintenant.

Qui dehors vous sortez une pomme. (Pause. Pas moins de deux heures de marche déjà

Le pique-nique                                                        pain aux noix
beurre bio
fromage de la région
viande séchée des Grisons
eau de source
pomme Juliet
carottes et fenouil du jardin
chocolat noir


Puis la carte. Vous faites le point, vérifiez le trajet, vous rechaussez. Dans le sac de cuir clair, une large tache de sueur dans le dos a l’odeur d’animal qui vous suit, vous reposez la carte et le couteau que vous prîtes pour couper la pomme.

“En route” qui claque comme un refus (vous savez ce que vous avez à faire). Et vous voilà à remettre mécaniquement un pas devant l’autre, un pas plus petit que le précédent, tant la pente sous la falaise, votre souffle, vos pulsations s’accélèrent, tant votre machine s’est emballée — asphyxie — un temps d’arrêt — faux départ. Vous pensez sans raison particulière à celui qui vous attend, à l’autre bout du pointillé ou qui sera à la gare, venu vous chercher, venu vous prendre comme à chaque fois que vous lui rendiez visite (“rendre visite” n’étant pas l’expression appropriée, faisant d’un but ce qui n’est qu’un moyen pour, l’occasion de, même si une sorte d’amitié, mais occasion malgré tout de). Vous pensez à lui, appelons-le Paul voulez-vous? un goût de sang dans la bouche.

Puis “en route” (bis repetita) et sans savoir pourquoi votre pensée l’a rendu tout soudain plus souple ce mouvement de départ, et vos pas plus petits encore, minutieux, en quelque sorte, conscient que vous êtes d’effacer trait après trait du parcours que vous entreprîtes non sans connaître tout cela.

Tout cela : le goût du sang dans la bouche d'abord la roche stridente ou l’équilibre instable la chute du regard les tics bribes de pensées croyances désirs structure naturelle les cuisses qui brûlent de la contraction des éléments beauté rigueur jamais démentie ensuite

Des éléments : élément 1 (le bistre azuré du ciel en colonnes), élément 2 (un détail veinule de quartz dans un granit, lait renversé), élément 3 (la daube des forêts, qui comme cuisinière), élément 4 et ultime cité (le couteau français, lame grise en acier au carbone et manche en bois, à la forme duquel nous reviendrons)

Dire que vos pas alors traçaient les marches de pierre comme des mots qu’ils enfilaient dans vos jambes et qui s’enflaient jusqu’à former un ahan brutal, primitif, qui planait un peu sur la forêt avant de s’enfoncer à tout jamais dans l’air imbu (Schwebendes (vor dem Anstieg), 1930).

Tout est tendu, voilà pourquoi vous sursautez au personnage qui vient vers vous d’un grand pas descendant pas le temps d’attraper ses traits au vol que déjà parti au détour d’une phrase plus bas pénètre dans la forêt avec l’écho de ses paroles contre la paroi de seigle, un “ ‘jour” traînant.

Décidément tout commence. Le décor est campé. Vous pouviez commencer à raconter votre histoire. D’autant plus que la falaise rocheuse devait bien finir (comme la carte le prévoyait : les zébrures brunes s’alignaient serrées les unes contre les autres, puis plus rien sur une large étendue vide claire) et qu’au-delà le terrain se faisait plat et le chemin aisé à souhait.

Récit 1 : Pas votre première marche. Comme vous notez alors mentalement ce que ce chemin a de précieux au nom de ses écarts. Rivages qui s’arpentent mieux au grand froid par vent d’atmosphère (une chanson dans la tête par exemple) les mains prises dans les glaces et la langue qui colle au métal qu’on ne touche c’est pourquoi qu’une fois. Dans cette aventure format de poche vous engagez un combat acharné à la folle transparence. Vous êtes livré aux branches, givré au silence et ses moutons pâles (c’est le moins que l’on puisse dire)

Ajouter, peut-être, que vous fabriquez le monde (croyez-vous). Pas comme n’importe quel dieu, ni comme un charpentier ou même un serrurier avisé de ce que cette tâche aurait d’impossible, mais, plutôt, comme imposteur, un posteur ou, mieux, un poseur de mots (comme on pose des bombes), de ces mots, vous savez, qui s’étalent sur des pages, d’abord blanches, puis couvertes au fur et à mesure d’un motif plus ou moins volontaire de griffes, de graphèmes noirs et que sépare un espace encore blanc qui les rend en fait lisibles, de ces mots, parfois si tordus, qu’on a de la peine à les faire tenir sur une ligne, bien droits, ou à les juxtaposer, tant leur pôle respectif les éloigne l’un de l’autre, de ces mots, enfin, qui vous destinent, subrepticement, et beaucoup plus sérieusement que n’importe quelle action politique, vous en êtes certain, à occuper une place centrale dans les bouleversements multiples à venir.

Bouleversements dont cette marche est le premier signe avant-coureur (croyez-vous).

Encore qu’un plateau soit plus que ce que vous ne pensiez qu’il soit arbres-fossiles et gifles-bourrades vous égayent comme vous gagnez du terrain sur votre ombre qui maintenant marque votre gauche. Le sol aussi a changé, l’odeur s’en échappe sans vous parvenir (quoique vous parûtes vous coucher dans le pré fade alentour), tantôt rendu moussu par accident, tantôt couvert de larges dalles où vous faites résonner la semelle dure de vos chaussures à intervalles réguliers, espacements cadencés (vous êtes en train), comme si la pesanteur vous avait soudainement quitté, comme vous quittiez l’allée pentue où se mêlaient à vos yeux à votre esprit endormi les ponts de bois vermoulu, les roches acérées et ces cordes de métal clinquant censées vous écartez du vide en écho à une maigre cascade bruissante de lecture.

Compte rendu d’expérience 3 (10h22m46s)
à la bouche herbe, goût d’herbe, graminée (nom ignoré), mâchonnement imperceptible alors de la partie centrale charnue de la plante d’où j’extrais un suc sans nom, oeil bougé (comme on dit “il faut refaire la photographie”), tremblé, ma vue dégagée additionnant les images selon la séquence suivante : verticale — arbres rares (feuillus d’essence inconnue) rochers saillants de dimension appréciable pas de couleur particulière, horizontale — prairie maigre peut-être roussie, ciel hautain (plus précis : lointain bleu roi), une pierre dans la main depuis 5 minutes (approximation), granit, rude (forme indéfinie), pied droit mouillé, bruit du vent (arrachement), souvenir d’un champignon dans la forêt (comestible?)


Les châtaigniers marquaient des parcours, bosquets épars, grands solitaires, on jouait avec eux comme on joue avec la vie, loin d'un sens convenu, repères, tout était possible et rien ne revenait au même, vous alliez plus haut, là où ils ne respireraient plus.

Le plateau et le gyrophare solaire vous tiennent à l’abri des limites qui sont les vôtres mais aussi celles du paysage, car l’enjeu du déplacement paraît autre à vos yeux maintenant tout occupés à chercher où va finir le sentier que vous initiâtes vous regardant votre montre voilà presque trois heures. C’est alors que vous vous souvenez de celle qui vous offrit cette montre un peu luxueuse à vrai dire et qu’un processus d’intériorisation se met en place à votre insu effaçant momentanément le paysage à votre regard, à votre attention — pourtant nous sommes sûrs que si l’aigle qui tourne au-dessus de vous s’approchait ou si un lièvre traversait le chemin vous les verriez, comme vous entendiez votre prénom surnager du brouhaha lorsqu’elle parlait de vous, lors de ces soirées du mercredi, si assommantes en fait, sinon comment expliquer que vous ne tombiez pas alors absorbé par cette femme tellement lointaine en ce jour qu’il vous faut littéralement un grand effort pour ressusciter non pas son souvenir, il a été immédiat, lié à cette montre (pourquoi cette fois-ci?), à votre regard sur cette montre noire et probablement chère pour vous assurer que vous étiez bien dans le plan de marche que vous vous étiez préalablement fixé (beaucoup de choses cependant restaient encore dans l’ombre, ainsi le lièvre), mais l’évocation d’un moment passé avec elle.

Récit 2 : Pas votre première femme. Vous ne savez pourtant comment en parler, vous hésitez déjà, votre cou se tend comme pour chercher quelque chose au-delà de vous-même. En elle pas tant d’artifice. Vous ne comprenez toujours pas la montre, ce cadeau absurde, vous ne portiez pas de montre avant de la connaître, pensez-vous. Ni la rencontre d’ailleurs, une mise en scène (un mauvais collage de quelques répliques de films sans doute), une parodie de parade animale, avec ce peu d’intelligence et de liberté supplémentaires qui déjà nous distinguent.

Peut-être la fois où vous fîtes l’amour — était-ce avec elle? — en quinconce sans pouvoir dire d’où venait la jouissance (Ein Antlitz auch des Leibes, 1939). L’épisode de la montre aussi, comme votre anniversaire, vous ouvrez le paquet incompréhensible et elle a cette phrase — mais n’est-ce pas plutôt le vent — que vous croyez ne pas avoir oubliée : “ainsi te verras-tu vieillir”. Puis aucune idée de ce qu’elle a voulu dire par là. N’en avez jamais parlé d’ailleurs. Quelque ironie est toujours possible.

Description intense du plateau sous une lumière contrastée (des nuages apparaissant). Le roux fluor s’annonçait à mal, pas d’aubaine. Rude écorce du sentier mâle (vous teniez au sexe des choses), dans l’atelier de cuir noir de votre chaussure, se formait lentement, à chaque pas précipitée, par une irritation supplémentaire, une rougeur comme associée (cumulée), la cloque de la peau purulente que vous soignerez sur le col. A temps une série de cumulo-nimbus obscurcirent l’oeil-faucon de quoi vous faire voir de travers — pas étonnant sous ces lunettes que le monde vous paraisse désormais plat et tenir dans votre main. Assez de globules chargés d’oxygène s’activant au sommet de votre corps là où, désertée la mécanique par trop ennuyeuse des jambes, l’activité s’est retranchée. Alors vous groupez, immédiat                     • (la rade d’une origine inconnue le cirque des rochers bruts et l’aigle que vous aperçûtes enfin.) Richement présentés à votre imagination en torche les nuages agonisent sous les coups répétés du soleil.

Il faut dire que nous changeons.

Deux livres : si l’énigme d’un livre peut tenir lieu de tension dramatique (aventure) alors nous ne dirons rien de celui-ci. L’autre étant plus facile à décrire : à la couverture blanche marquée en son coeur du sceau de la nuit, 14.3 cm x 22.7 cm, le titre ne vous dit plus rien, oublié, perdu même l’intrigue au déroulement ternaire, classé roman. Vous croyez cependant l’avoir aimé et peut-être le portez-vous comme une comparaison ou l’unité de vos valeurs (quelque chose d’approchant). Dans le sac secoué emmailloté entre de la laine sombre, il est pourtant resté en face de l’autre, collant sa quatrième page de couverture au titre obscur du suivant, s’évertuant à en préparer l’essentiel, comme le ferait le reflet d’un fantôme, encore invisible.

Et maintenant que vous tournez le dos à, d’où vous venez, la vallée principale, le passé irrattrapable, dirons-nous ensemble ce que vous aller faire au bout de la carte, échelle 1:50'000, (vous devrez changer de carte, mais vous n’en avez emportée qu’une, la carte numéro 276, vous terminerez alors sans repère), ou vous sentez-vous par trop timide, ou surchauffé par ce soleil qui frappe à nouveau votre nuque, en pleine confusion, comme vous amorcez la modification préfigurée sur la carte — carte qui ne s’est jusqu’alors jamais trompée dans ses prévisions (existe-t-il symétriquement en quelqu’endroit de ce globe des cartes temporelles ou jalon des destins individuels?) — à flanc de montagne, vous gardez le niveau (orientation ouest, nord-ouest), suivant la ridule brune?

Compte rendu d’expérience 4 (11h05m33s)
c’est du moment où l’on tourne que je veux parler — accélération, force centrifuge…
Attention (erreur) : il est interdit d’employer des concepts à haut degré de complexité dans de tels énoncés. Leur fonction nécessite l’atomicité

Reformulation du compte rendu d’expérience 4 (11h05m33s)
c’est du moment…
Attention  (erreur) : il est interdit de parler du passé dans de tels énoncés. Leur fonction nécessite leur immédiateté

Abandon de toute tentative de reformulation du compte rendu d’expérience 4 (11h05m33s)

Mais la descente suit. Engouffré par de multiples lacets (noeuds) dans un vallon adjacent aux raisons obscures, c’est d’un autre travail musculaire qu’il s’agit de freiner la masse lancée dans la pente des cailloux roulant sous vos chaussures, d’une autre concentration aussi intense la vitesse raccourci le temps de réaction vous devant d’anticiper et d’improviser ce que vous fîtes non sans tomber à une reprise sans gravité pourtant sur le dos votre sac amortissant le choc (votre sac amortissant le choc).

Du paysage, en contrebas, vous retenez ce que trois regards par dessus l’équilibre précaire vous octroient. Le premier, peut-être le plus intense, en tout cas le plus durable, vous découvre la petite rivière dans le vallon, fuite rauque, liquéfaction d’un pan de montagne qui sera, si vous ne vous trompez pas, celle que vous aurez à gravir et où se marquera le plus haut point de votre périple, le passage du col, le second avisant un détail curieux, comme une tache rouge au fond de la vallée, le troisième, inattendu, quelques chèvres éparses jusqu’alors cachées à vos yeux par les arbustes qui poussaient au bord du chemin.

Ailleurs : Dans le coin gauche du ciel — panache fumacé — probablement de deux avions traçant en croix.
Ailleurs : Une guerre a commencé.
Encore ailleurs : le rythme des saisons est tout simplement différent.

Puis pendant dix minutes vous aurez l’impression qu’on vous suit comme si quelqu’un voulait s’emparer de votre sac ou vous précipiter dans le vide qui s’ouvre, parfois, tantôt à votre droite, tantôt à votre gauche. Vous vous retournez fréquemment ou, profitant d’un tronçon abrité, courrez pour mettre une distance suffisante entre vous et votre poursuivant, sans bien entendu donner l’air de fuir à quiconque pourrait être là, plus ou moins par hasard. Vous débouchez enfin hagard sur le pré perpendiculaire à votre chemin — votre visage est alors trempé de sueur, d’un mélange indiscernable d’effort et de peur, dévalant le chemin comme vous le fîtes. Assez vite pourtant vous ne comprenez plus votre comportement ce qui vous a pris “quelle mouche vous a piqué”.

En bas, l’herbe est vert cru épidémique et la rivière paraît polluée (phosphate, métaux lourds, pluies acides). Dans le vallon où vous vous trouvez et que vous avez finalement rejoint sans malheur — aucune personne ne s'est approchée de vous en cercles concentriques de familiarité toujours grandissante jusqu’à vous nommer — votre arrivée oblique fut une effraction, comme si sur le pré où vous vous trouvez se cachait quelque secret, comme si vous alliez faire un retour victorieux sur votre enfance d’où s’illuminerait votre avenir, comme si vous comptiez sur tout autre chose que sur vous-même pour déterminer, en fin de compte, qui vous étiez.

Pourtant vos impressions semblaient être plus l’effet de votre hantise ou de quelque réminiscence que la représentation de la réalité. Vous vous en rendîtes compte assez vite, en fait lorsque vous vîtes la première truite moucher sur la surface de l’eau torrentueuse. Vous connaissez un peu les poissons et vous savez que les truites vivent dans des eaux riches en oxygène, autrement dit, dans des endroits plutôt préservés. Vous savez également que les truites se tiennent face au courant à l’affût de quelque nourriture, et qu’on peut les attraper avec la main ou avec une canne en venant dans leur dos (par derrière).

La chasse : (ce qui serait proprement pêche ou cueillette) vous conduit à vous délacer les chaussures et à enlever vos chaussettes (vous remarquer cette tache rouge brique sur le talon de votre pied droit de la taille d’une grosse pièce de monnaie), à les poser précautionneusement sur un rocher, et vous voilà les pieds nus dans l’eau froide, étonnement glacée, de ce torrent de montagne, à remonter la rivière comme un ours transi, balançant vos pattes de droite et de gauche sous les pierres multicolores à l’ombre des sommets enneigés. Vous n’attendez rien de ce besoin que vous vous êtes donné à vous-même et c’est à votre insu que vous sentirez quelque poisson (osez-vous l’espérer) sous vos doigts gourds que vous aurez tôt fait de ramener à la surface si mortelle de notre monde.

Alors comme elle prise et bien prise, sortie de l'eau sans débat, il vous a bien fallu faire ce geste qui tient lieu de l’asphyxie, ce geste désespéré de mise à mort, dernier recours, que vous haïssiez tant lorsqu’enfant vous vous prîtes au jeu de la pêche, ce geste qu’il fallait faire au plus vite, puis le remords que vous transportiez toujours avec le cadavre comme si l’équation en avait été : poisson vivant = poisson mort + honte à celui qui l’a tué. Les moyens d’en finir dépendant de la taille du poisson (n’en va-t-il pas ainsi, d’ailleurs, pour les sexes et les textes?), c’est du moins de la sorte que vous vous y preniez et sans nul doute l’aviez-vous appris. Pour les grosses pièces, les saisir par leur ventre blanc et mou, dans votre main droite — ils mourraient à l’envers du bon sens, mais n’était-ce pas à la manière, toute naturelle celle-ci, dont vous les voyiez voguer morts dans le courant (et la mort n'était-elle pas justement à l'envers du bon sens?)? —, puis les levant bien haut, d’un coup sec contre la pierre, non pas faire jaillir une étincelle, le feu comme deux silexs que l’on frapperait ou deux regards qui se toucheraient, mais donner la mort. Pour les petites pièces (perchettes des lacs), glisser votre index dans leur bouche et le tirer vers le bas de façon à ce que la tête, en arrière, craque et que les branchies vous montrent leur couleur sang sombre.

Vous vous lavez les mains dans l’eau claire et ouvrant votre sac pour y déposer le poisson en extrayez la carte (échange).

Avant de reprendre la route, vous examinez avec une brièveté qui fait honneur à votre sens de l’orientation maintes fois reconnu si suivant la vallée que vous entreprenez de longer maintenant vers la source de la rivière (sans nom sur la carte), dans le sens inverse, c’est-à-dire si venant depuis le bas de cette vallée vous auriez pu partir d’où vous êtes parti. En d’autres mots, vous envisager le cheminement que vous auriez pu emprunter si, après avoir quitté votre domicile, vous aviez suivi la forêt au lieu de l’escalader jusqu’à vous engager dans ce vallon où vous vous trouvez alors.

En un sens cela eut été possible, cette voie (appelons-la voie B) aurait pu être la vôtre du moins pour rallier votre point de départ à l’endroit où vous vous trouvez maintenant. Tout aussi diligemment, vous calculez ce que vous auriez employé comme temps pour arriver jusqu’ici (étant entendu que ce que vous cherchiez, c’était ce que vous auriez gagné ou perdu comme temps). Mais un problème fondamental vous empêchait de vous laisser aller à cette équivalence somme toute trompeuse (voie A égale en quelque sorte voie B) — à la mesure de votre expérience (vous sentiez mieux, depuis votre folle course, comment la qualifier autrement), dévalant à tombeaux ouverts la pente, accélération, force centrifuge…

Le chemin sur lequel vous êtes plus stable maintenant.

[…]