II. EN TRANSIT (extrait)

 

"La phrase est le passage d'un point de pensée à un autre point de pensée. Le passage est pris dans un manchon pensant. Ce manchon de l'écrivain n'étant pas connu, celui-ci sera jugé sur ses passages."
Henri Michaux







De retour dans cette ville qu'il avait fuie entre toutes, il tenait une lettre dans la main. La lettre disait à qui veut l'entendre. La lettre lui était destinée. Aucun doute là-dessus. L'adresse en témoignait. Une écriture manuscrite à l'encre noire. Des signes impérieux succédaient à des signes impératifs. C'était lui, Warj Dolski, à qui l'on écrivait. On l'avait retrouvé. Et c'était pour mieux le perdre.

Le spectacle lui paraissait curieux du 7e étage. Les silhouettes s'alignaient sous son regard. A géométrie variable. D'un revers de la main, il les chassait, couvrait, poussait à volonté. Il avait vécu longtemps de plein pied avec les autres.

Il détourna les yeux de ce monde docile et rentra dans l'appartement, bien décidé à jouer son rôle.

Le temps de recommencer lui serait-il accordé?

Les bouts de papier déchirés, comme de la neige, à gros flocons, nous étions en mars —

vont se poser,
respectivement,
sur une 4 x 4,
un coin de trottoir,
la pelouse grasse,
la chaussée,
un balcon,
trois étages plus bas,
une plaque d'égout,
un parapluie,
hors de sa vue,
derrière un buisson,
dans une flaque d'eau,
sans un bruit,
etc.

Assimilation rétrospective.

Il était revenu parce qu'il n'avait pas le choix, il devait travailler. Ça se passait ici. Dans cette ville de merde à tant d'égards qu'il se demandait toutes les deux heures s'il avait pris la bonne décision. Rien à faire. Sol lui avait dit "reviens, j'ai quelque chose pour toi". Il était revenu. Il avait une semaine pour partir.

Personne ne nous pousse dans le précipice.

Toutes les lettres finissent dans l'histoire.

Sur la place en pente douce, je m'arrête. Je regarde en l'air, ostensiblement. Fixe un point au-dessus des toits. Les gens sont intrigués, puis m'imitent, se demandant ce qui se passe. Ils inventent. Comme valoir la peine, regarder ailleurs ou penser autrement. Il trouvait que ça valait la peine.
Un vieil homme s'arrêta, cherchant dans le vide, un instant suspendu, puis tourna lentement des yeux laiteux, d'un regard panoramique, et les posa sur moi.

Je me dissous.

Il pensait que l'aventure serait encore possible.

La mer avait disparu il y a 430 millions d'années. Restait un lac, un fleuve et de multiples rivières. Voilà pour la ville.
Le ciel changeait beaucoup en ce préprintemps, donnant de la vitesse à tout ce qu'il touchait.
Quant aux gens, ma foi, c'est le 21e siècle et tout paraît beaucoup moins drôle qu'il y a trente, cinquante ou trois cents ans. Ce n'est pas qu'il vieillissait (même s'il vieillissait), ce n'est pas qu'il était historien ou même sociologue (il avait à peine fini sa scolarité obligatoire), c'est juste qu'il avait l'impression qu'on vivait différemment ensemble, moins ensemble peut-être.

Les obstacles étaient dedans.

Son cerveau réglait le trafic, ajustant des milliers de pensées par jour, pour tenter d'arriver à un équilibre. Tous les jours.

Son téléphone portable sonna. On l'appelait. Il tenait toujours le téléphone le plus loin possible de son corps. Il croyait qu'il lui voulait du mal. D'une façon (c'était son oreille) ou d'une autre (il n'était pas libre). Seul Sol avait son numéro. Un regard à l'écran radioactif. C'était Sol.

L'air avait un parfum de fraise trois jours par semaine. (L'industrie chimique.)

Les obstacles étaient dehors. Puis dedans. Ils entraient en nous. Après la bombe, les gens furent glacés, lisses, aplatis, plus que tout ce qu'on avait vu jusqu'alors. Ils pouvaient encore consommer. Mais la marque de fabrique des objets n'était pas la leur (nom de famille).

Au-delà des murs de béton et des barrières électriques, ça grouillait littéralement. Il fallait à nouveau trouver à manger. En fin de compte, cette impérieuse nécessité n'avait cessé d'en être une qu'un temps et pour une minorité de gens.

Aucun mètre étalon de quoi que ce soit. L'espace entre le réel et le possible avait durci — chaque jour plus infranchissable.

Passage : les mouvements de l'eau s'absentent de la répartition des ressources mondiales, cartes de la BM et du FMI, 120 pages en couleurs, publication semestrielle, tout autant de ce que tu me dis quand tu me dis que tu me quittes, ou que tu m'aimes, que tu me quittes parce que tu m'aimes, et l'eau reste où elle est, et l'eau stagne, et l'eau compte beaucoup plus que tout ce que tu pourrais me dire, et l'eau c'est quand tu m'embrasses, et l'eau c'est quand je descends les escaliers et que je n'attends rien de précis et tout de mes bras ballants, qui ballottent, de mes bras qui bougent, comme au bal, balancement, c'est la phrase qui me retient, les mouvements de l'eau donc, pas dans une optique simpliste-lyrique-anti-matérialiste-pas-scientifique-du-tout, mais dans l'ultra-positivisme, tu m'embrasses et c'est le mouvement de l'eau, je regarde les fonds et c'est le mouvement de l'eau, reflets imperceptibles, à peine perçus, et ombres des reflets imperceptibles, à peine perçus, c'est là que ça commence à compter.

Minor n'avait pas été réélu. La Bureaucratie Mondialisée faisait très bien son boulot. Sur Terre, on avait abandonné la fonction présidentielle. Les quatre secteurs du monde étaient gouvernées par des conseils d'administration, dont les directeurs étaient plus ou moins anonymes (et leur fortune colossale la cause d'une traque inlassable des journalistes du monde entier).

Il était difficile de juger sur pièces — tant elles tendaient à bouger, se confondre et finissaient par disparaître.

Nous étions devenus des actionnaires du désastre.

J'exagère pour mieux me faire comprendre.

En fait, nous vivons comme au 19e comme à l'orée les cavernes, en fait.

Je sais bien quand l'herbe vient à moi.

Je connais le bâton mouillé et le bâton séché. Les marques qu'on peut y faire.

Je revenais de la division 4 du secteur III.A. Trois ans d'exil volontaire. Impossible de trouver un logement dans cette ville de la division 1. J'avais occupé un appartement vide. On m'avait repéré (hasard? dénonciation? caméra de surveillance?). Je devais filer. Sol comprenait. Mais je ne pouvais pas vivre chez lui. A quatre dans deux pièces, “y'avait déjà assez de sport”. Je ne connaissais plus personne, si tant est que j'aie connu quelqu'un dans cette ville. Restait la zone de transit, annonça-t-il. Je le savais. "Mais c'est provisoire, tu verras". C'était tout vu. J'avais lu plusieurs articles sur la zone. Des mecs entrés pour deux mois y étaient restés dix ans, vingt ans. Et ils avaient finis par y mourir, tous.

Je suis hors circuit.

Sol était déjà assis. On voyait bien qu’il avait peur. Je le pris dans mes bras et l’embrassai. Ça faisait trop longtemps maintenant que je n’avais pris personne dans les bras. Nous ne courions aucun risque. Sauf à fumer dans les lieux publics. Tout changeait, et pas pour le mieux, semblait-il. Il me demanda si j’avais trouvé une piaule. Je lui dis que j’allais rester. Que je ne partirais pas. Qu’ils pouvaient m’expulser, me foutre en taule, je n’irai pas dans leur camp de la mort, en transit mon cul!

La glace fond par plaques. Nous disparaissions par vagues.

Notre écho a la forme des livres.

Je n’avais rien de mieux à faire que d’attendre qu’il se calme, comme une tempête en mer.

Côté boulot, pas de problèmes m’assurait-il toutes les trois phrases, sans réussir à me préciser ce que je devrais faire. Il avait rouvert son agence de détective privé sous le pont autoroutier. Il travaillait maintenant avec les moins que rien, pour rien du tout. Il avait hérité d'un vague oncle et ça suffisait à son bonheur — tant qu'il avait de quoi boire. Un petit jeune l'aidait après l'école, vaguement séduit par le côté romantique de l'affaire, je présume, sans vraiment voir le charme qu'il pouvait trouver à ce boulot, somme toute misérable. Sol devait lui donner quelque chose et c'était bien pour Sol. Il n'était plus seul. Mais je ne voyais pas mon rôle là-dedans. Je doutais que l'oncle lui ait laissé de quoi me payer.
Et la bouille qu'il me servit lorsque je lui posai directement la question, de ce que je foutais dans cette histoire, mélange de lamentations, de rancœurs et de joie de me retrouver dépassait largement mes capacités cognitives.

Je lui avais fait confiance. Je ne pouvais me permettre de me tromper.

Manœuvres insidieuses de l'espace-temps.

Le soleil ne trompait plus personne. On en avait encore pour 5.45 milliards d'années, mais on n'irait pas jusqu'au bout. Le temps se comptait en réserves — réserve de pétrole, d'énergie, réserve d'eau, réserve de nourriture, de tendresse, et quand on en aurait fini, on n'aurait plus rien, plus la force de se lever. On resterait couché sous les couvertures à attendre qu'on vienne nous bouffer, qu'on nous efface, d'un trait —

L'air vibrait un peu.
Les oiseaux construisaient leur nid.
Je ne savais pas quand la police viendrait.

Dès le matin de son arrivée dans la ferme pour dindes, une dinde s'aperçut qu'on la nourrissait à 9 heures du matin. Toutefois, en bonne inductiviste, elle ne s'empressa pas d'en conclure quoi que ce soit. Elle attendit d'avoir observé de nombreuses fois qu'elle était nourrie à 9 heures du matin, et elle recueillit ces observations dans des circonstances fort différentes, les mercredis et jeudis, les jours chauds et les jours froids, les jours de pluie et les jours sans pluie. Chaque jour, elle ajoutait un nouvel énoncé d'observation à sa liste. Sa conscience inductive fut enfin satisfaite et elle recourut à une inférence inductive pour conclure : «Je suis toujours nourrie à 9 heures du matin.» Hélas, cette conclusion se révéla fausse d'une manière indubitable quand, une veille de Noël, au lieu de la nourrir, on lui trancha le cou. Une inférence inductive avec des prémisses vraies peut conduire à une conclusion fausse.

Je contactai la connaissance d'une connaissance.
Elle squattait au centre de la périphérie.

L'immeuble était délabré au regard du marché. Je lui trouvai plutôt une qualité de matériaux — usure, froissement, brisure, granulation, frottement — insolite dans le monde occidental. Et ce fait m'apparaissait d'autant plus beau que ce n'était pas associé à la pauvreté, mais à un projet alternatif de vie en société et en commun.

J'idéalisais sûrement.

La fille qui me reçut chez elle était aussi stupéfiante que l'appartement qu'elle habitait.

Un trou dans le plancher du salon. Elle avait mis des barrières de chantier SADE pour empêcher que l'on tombe à travers la maçonnerie et la charpente, légère. Les murs étaient peints. Mais ça devait remonter à des millions d'années. Les murs étaient usés. On s'y était frotté. On y avait passé sa main tant de fois. J'avais d'ailleurs passé ma main, aussitôt entré. Comme un geste d'affection. Le plâtre était doux. Les fenêtres grandes rectangulaires avaient des fermetures compliquées en laiton. Le plancher en chêne massif. Un piano dans un angle. Le plafond à quatre mètres. La chaleur était partout.

Une boîte à bijoux. Un galet. Je la vois comme un coffre au trésor. Une pierre sur la grève. Je peux certes dire mieux, dire ses yeux, dire sa respiration et son pas. Elle repose en elle-même. Elle brille imperturbable. Elle conteste l'existence du monde extérieur. Ce que je compare au plâtre? Vous êtes un non-sens. Et je remarque qu'elle louche. Je vibre à son contact. Je crois que 4 mètres c'est beaucoup et que le laiton ne s'explique pas. "On s'y était frotté". Que dire de plus de cette femme? Peut-être que "la chaleur était partout".
C'est toujours à un moment donné que l'on voit les choses comme ça.

Sol, sur le seuil, me dit pourquoi il m'avait fait revenir. Entre la lumière intérieure et l'obscurité extérieure. (On n'éclairait plus l'espace public depuis longtemps.) Il avait peur. Il ne me dit pas de quoi. Mais sa peur ne me donnerait pas à bouffer, elle ne me permettrait pas de travailler. Il le savait. Mais pour l'heure, il ne pouvait rien ajouter de plus. Je devais patienter et trouver un endroit où dormir. La zone était idéale, répéta-t-il.

La neige passait à l'horizontale et remontait devant la fenêtre. Pourtant, il était indéniable qu'elle tombait.

Je ne couchai pas avec elle.

Il n'y avait pas de mal à penser en réseau.

Il avait commencé à l'aimer, par morceaux. Dans l'ascenseur d'abord. La dixième fois qu’il l'avait vue. Il n'avait rien dit.
Elle l'avait lu dans ses yeux. Dans les textes qu'il avait commencés à écrire. A plein de plis sur son visage. Dépôts des gestes du quotidien.
Il n'y avait pas d'ascenseur dans cet immeuble.

Ainsi, quelqu'un qui veut placer un piano entre le mur et le bureau est capable de voir comment il pourra placer le piano sans avoir la moindre idée précise de sa taille, de son volume, etc. Le grain du contenu perceptif semble être nécessairement plus fin que celui du contenu conceptuel.

La zone s'étendait sur neuf hectares. La zone était toxique. La zone regorgeait de lieux communs et de lieux non répertoriés. Ceux qui connaissaient la zone avaient tous les avantages. La zone ne tenait sur aucun plan. Les perspectives se multipliaient quand vous étiez dans la zone. Mais vous ne sortiriez plus de la zone. C'était comme un labyrinthe à l'intérieur. Tous les possibles miroitaient. Il n'y avait aucune issue. Chaque jour, on sortait des cadavres de la zone dans de grandes voitures grises. Des meurtres, des suicides et, parfois, une mort naturelle.

Passage : ça se passe à cheval, le plus souvent à pied, il avance d'une habitude dans le pas, marque sa marque, il métronome, à l'angle d'un champ, quand le sol bouleverse, quelque chose reste en lui, quelque chose qu'il veut pousser dehors, quelque chose qu'il appelle voix, après, quelque chose qu'il appelle cri et chant, et sans cesser de marcher, il fait un nœud avec son mouchoir, pour ne pas oublier la découverte au coin d'un champ labouré, entre terre, herbe, entre terre, herbe et ciel, j'ai toujours voulu faire une écriture de mon pas, marcher c'est dire le monde sans les mains, et il y a quelque chose de juste, sans les mots, il pousse jusqu'au village, et commande une bière totalement blonde, dont la blondeur le bouleverse.

Dehors, c'était la même chose. Les illusions en plus. Ça ne s'appelait pas la zone. Ça s'appelait X the City, Laur ou Gond et pas-de-chance-sur-terre. Un mur plus ou moins hermétique séparait les deux quartiers. 500'000 personnes au nord et 7 millions au sud. Trois postes de passages répartis d'ouest en est, gardés par l'armée.

Au-delà de cette ville-république, et de quelques autres dispersées dans les quatre secteurs, le monde était devenu "sauvage", et ceux qui franchissaient les clôtures électrifiées, ceux qui échappaient aux chasseurs de prime, ceux qui entraient clandestinement en ville finissaient par être pris et alimenter la zone.

Je pensais par moi-même. J'étais traversé par les autres.

Maintenant, vous savez ce qu'il y avait à savoir sur cette petite portion de géographie fictionnelle qui se veut plus un prétexte aux aventures de Warj Dolski qu'une anticipation de notre futur, car ce que décrit la SF est déjà arrivé.
Et ne croyez pas facilement ce que l'on vous raconte. Si je vous avais parlé de Genève, au début du 21e siècle, mon récit aurait été tout aussi fictionnel. Mais j'aime les lieux de passage, ces opérateurs de transformation. Altération d'événements. Potentiels. Certes, les frontières sont des plus hideuses. Mais de se voir alterner le meilleur et le pire, chaque jour devant la glace, c'est aussi une sacrée épreuve.

Je dormais contre la porte pour éviter toute mauvaise surprise. Du coup, je ne dormais pas beaucoup.

Il saurait attendre.

Le temps glissait sur la neige. On ne le rattraperait plus.

J'm'appelle Lamark, Guillom Lamark, mais Guillom tout seul, ça va aussi. J'suis souvent assis sous l'pont. Les bagnoles font vibrer le tablier. J'trouve ça plutôt cool. J'regarde aussi les touffes d'herbes pousser dans le terrain sablonneux. Elles forment de drôles de figures. Et j'attends k'Sol m'file du boulot. En règle générale, c'est pas grand chose, une lettre ou un colis, des trucs à livrer ou à réceptionner. Rarement, y m'laisse filer un type. La dernière fois, j'crois m'suis fais repérer. J'ai rien dit. Ça sert à rien de l'inquiéter. Il tremble déjà autant k'ce foutu tablier. Il va nous tomber sur le coin de la gueule un de ces jours. C'est un ingénieur ka fait les calculs, y a 2 ans. Le prix du terrain, y vaut rien. Et c'est pas seulement parc'k'nous sommes dans le quartier de Gond et k'la lumière, elle n'arrive pas jusqu'au sol. C'est pas moi ki le dis, c'est un ingénieur. Et moi, j'le crois. Y a pas d'raisons, avec tout ce ki nous tombe dessus, j'veux dire de moche, que c'putain d'pont y tombe pas. Enfin, qui vibra verra comme on dit (j'crois).

En un sens, le contenu de l'expérience perceptive ne semble jamais être épuisé par le contenu de nos jugements de perception. Par exemple, je juge qu'il pleut sur la base de mon expérience visuelle, mais le contenu de celle-ci n'est pas seulement qu'il pleut; je perçois maints autres aspects de la scène sur lesquels je n'ai porté aucun jugement.

Il ne reçut aucun cadeau pour ce qu'il avait fait. Il n'en demanda pas non plus.
Il savait qu'on n'irait pas le chercher.

A Laur, la spéculation immobilière était permanente et écrasait son monde. On louait des appartements minuscules pour la moitié du revenu moyen. On expulsait les vieux qui ne suivaient plus les augmentations mensuelles. Les employés des banques et des multinationales seraient bientôt les seuls à pouvoir se permettre de tels loyers. Pour les autres, il leur faudrait quitter le quartier de Laur.
La résistance avait été anéantie. Les squats avaient été évacués, l'un après l'autre, minutieusement — le CG, disparu, Gourgas, disparu, Lissignol, disparu, l'ilôt, disparu, les Grottes, disparu, le Garage, disparu, les Philosophes, disparu, la rue de Carouge, disparu, les Villas, disparu, Fort-Barreau, disparu, les Glycines, disparu, la Tour, disparu, la Pointe, disparu, Rhino, disparu, l'Arquebuse, disparu, l'Usine, disparu — comme les noms d'autant de défaites, d'animaux urbains en voie d'extinction. La grève des loyers coordonnée par une association de défense des locataires n'avait rien donné. Les gens avaient peur, n'osaient pas ou croyaient que ça serait contre leur intérêt. Du coup, l'association avait renoncé à diffuser les noms des trop rares signataires par crainte des représailles. Les autorités avaient eu accès à cette liste. La répression avait été terrible. On ne comptait plus les gens qui dormaient sous tente.

Quant à moi, je ne supportais pas de laisser entre les mains d'intérêts privés ce besoin impératif d'être quelque part.
Mais ça faisait longtemps que j'étais dépassé, de partout.

je perçois maints autres aspects de la scène sur lesquels je n'ai porté aucun jugement La façon dont il neige. Fouet. Densité. Épaisseur des flocons. Agglomérat. Durée de la neige sur le bitume. En augmentation à mesure que la croûte en surface se refroidit.
Ce que l'on voit à travers la neige. Nuages. Montagnes. Silhouette des immeubles. Une patrouille de police. Quelqu'un promène un chien.
La lumière glauque. Comme si elle avait était mise dans un verre. Opaque, et secouée. Se séparant en parties autotrophes.

On portait tous des masques — qui pour se cacher, qui pour respirer.
On s'attendait tous à mieux. Chaque jour on perdait un peu plus, jusqu'à ce qu'on n'ait plus rien à perdre. Et on était mort.

Passage : il ne voulait rien nous dire, car l'histoire allait ailleurs, alors à quoi bon raconter, il prit ses mains dans ses mains, il dit quelque chose comme raconter c'est la vie, le temps passe par des événements, une histoire, comme la vie, alterne ses moments de pause, ses moments de frénésie, de découverte, et je réfléchis, et je fais tourner la seule chose que je tiens, dans ma main, je varie les angles, les approches, et il doit bien commencer à rouler, parfois ça échappe à ses mains, c'est comme de la maladresse, on tente de la diriger un peu, c'est d'en rire, parfois, on la lance le plus loin possible, sans savoir si elle va retomber dans de l'eau, sur de la terre, sur quelle partie de la terre, sur quelle texture de la terre, rebondir ou couler, glisser ou se fracasser, je cours derrière mon histoire, elle a toujours un temps d'avance, et quand j'essaie de l'arrêter, je me mets au milieu de sa route en agitant les bras et je crie stop, stop, en agitant les bras et elle m'écrase, et elle passe entre mes jambes.

Je n'ai porté aucun jugement. Je n'ai appliqué aucun concept quand la porte m'est tombée sur la tronche. J'aurais dû m'attendre à ça. Je dormais. Je ne sais pas s'ils ont frappé avant d'entrer. La sonnerie ne fonctionne pas. Je sais qu'ils ont défoncé la porte. Qu'ils m'ont défoncé la gueule — le grain sensoriel est beaucoup plus fin que nos concepts — en me piétinant. Un commando d'élite. 7 hommes pour évacuer un dormeur. A 3h30 du matin. Dans une rue sous la neige. Quartier de Laur. Section III.A, division1 du monde-étoile. Du monde en déliquescence.

L'absence pèse comme un regard dans mon dos.
Je coule vers la zone aussi sûr que deux et deux font quatre.

[…]