ÉTHIQUE, SOCIÉTÉ ET UNIVERSITÉ




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Toute la question est toujours de savoir si en reconnaissant les difficultés
de l'exercice de la raison, on travaille pour ou contre la raison.

Maurice Merleau-Ponty

Il y a un paradoxe patent dans nos sociétés que l'on peut énoncer de la manière suivante: d'une part, et comme conséquence de la séparation de l'Église et de l'État, l'éthique se trouve rejetée dans la sphère privée (« microsphère ») (1), lieu d'une subjectivité existentielle censée garantir la liberté et l'autonomie de l'individu, échappant ainsi au contrôle normatif d'un dogme révélé ; et pourtant, d'autre part, l'atomisation du lien social et le relativisme culturel (« à chacun sa vérité ») aidant, les individus (2) sont toujours aussi éloignés de l'exercice d'un pouvoir désormais concentré de façon totalitaire entre les mains d'une économie « autolégitimante », c'est-à- dire d'une économie délivrée de toute maîtrise politique ou publique – assurée qu'elle serait par sa seule performativité.

C’est en fin de compte comme si cette toute-puissance économique, fictive (3), était conjointement cause et effet d'une impuissance individuelle et collective totale au niveau « macrosphérique », c'est-à-dire à l'échelle du destin de l'humanité. Autrement dit, non seulement l'émergence de valeurs alternatives au « projet » capitaliste de développement illimité des biens matériels est rendue difficile, voire impossible pour des raisons économiques en schématisant : il faut avoir de l'argent pour être entendu et on ne peut être entendu que si l'on parle d’argent), mais de plus, inversement, la frustration objective des individus exclus de toute intervention au niveau macrosphérique (exemplifiée par des manifestations fatalistes du type: « de toute façon on n’y peut rien, c'est toujours les mêmes/la même chose qui…») est compensée chez ceux-ci par un désintérêt de « res publica », un repli sur soi, et par la croyance illusoire et paradoxale que la réalisation, l'émancipation de l'individu sont à quantifier en fonction des critères du modèle hégémonique (l'argent, le prestige par exemple) qui les exclut (4) - (dans la mesure où l'analyse marxiste critiquant la concentration des moyens de production aux mains d'une minorité reste valable, et ceci malgré effondrement factuel du prétendu communisme).

À l'Université, me semble-t-il, ce paradoxe se cristallise de façon privilégiée puisqu'au développement cognitif de l’étudiant, censé élargir son autonomie, ne correspond aucun développement moral-critique. En effet, le savoir universitaire s'élabore le plus souvent sur le modèle de l’objectivisme axiologiquement neutre de la science, ou en référence à celui-ci. Et comme les sciences sont incapables d'énoncer des lois morales ou politiques (5), l'éthique (et l'esthétique) se trouve marginalisée. C'est-à-dire que seules les disciplines (dites) scientifiques, dans

une perspective qui n'est pas sans rappeler celle des (néo)-positivistes (6), sont dignes voire susceptibles d'être appliquées, diffusées et/ou universalisées, alors que les champs non scientifiques du savoir, exclus de cette participation au monde, s'enferment et évoluent dans un ghetto anachronique (l'art pour l'art et pour personne, l'éthique relativiste et par conséquent inopérante…), s'autolégitimant. C'est pourquoi, d'une part, il n'existe pour l'étudiant aucune véritable médiation entre théorie et pratique (non-rapport au monde vécu), si ce n'est au sein des entreprises dans une relation, acritique au réel, de production/consommation (7), où la science est réduite puis assimilée à la technique. Schématiquement, l'étudiant est alors condamné à être (à devenir) un technocrate au service d'une société qu'il ne s'est jamais donné la peine d'analyser (services et servitudes) ou un idiot, au sens étymologique, cultivant une série d'illusions dont la plus courante est celle, cynique, de son désengagement ou de sa neutralité (extériorité) par rapport à sa société (8). C'est aussi pourquoi, d'autre part, on valorise à l'Université un savoir globalement formel et technique qui n'est jamais justifié ni même réfléchi. Il ne s'agit pas de savoir si (et comment) les propos d'une dissertation, par exemple, sont justes, humains ou rationnels, s'ils sont cohérents avec la pratique de celui qui les tient, etc., mais plutôt de déterminer s'ils suivent les règles orthographiques, syntactiques de la langue en question, s'ils sont logiquement articulés, ou s'ils respectent les lois internes du genre et les règles fixées arbitrairement par chaque enseignant ou département… Que ce soit bien clair, ce n'est pas l'intérêt ou la pertinence d'un point de vue technique ou formel qui est

ici contesté mais le fait que ce point de vue soit présenté comme normal ou naturel, dans la mesure même où il n'est soumis à aucune discussion.

Ainsi, au lieu d'objectiver les présupposés, les normes sous-jacentes à nos institutions, nos actions, c'est-à-dire de les placer comme objet de réflexion critique, de façon publique (9), afin de décider ensemble (de manière argumentative) du projet de société que nous aimerions développer (passant ainsi de la reproduction à la création), nous constituons notre savoir de type scientifique en un dogme, sous la pression de l'idéologie dominante.

Ainsi le professeur, par exemple, par la pratique « naturalisante » de sa discipline, c'est-à-dire faisant comme si la connaissance particulière qu'il dispense était la connaissance en soi, impose - plus ou moins consciemment, à l'étudiant pour qui il est difficile de refuser argumentativement un modèle d'identification quasi omniscient, et par ailleurs fortement masculin (10) – son savoir, dans la mesure où sa méthode est rarement objectivée, où la division/fragmentation de la connaissance en « branches » n'est qu'épisodiquement remise en question, et où, enfin, le domaine envisagé n'est pas explicitement rattaché à la perspective de société qu'il sous-tend.

Pour sortir de cette situation et remédier à cet état de choses, au niveau de l'Université, j'entrevois trois solutions, que je vais maintenant présenter dans un ordre de radicalité croissante - radicalité qui coïnciderait aussi, le cas échéant, non sans logique, avec la majeure difficulté, s'il s'agissait, pour des raisons historiques qui présentement nous échappent, de réaliser des réformes qui pourront pourtant paraître nécessaires :

Premièrement, il faudrait développer au sein même des disciplines respectives l'esprit critique nécessaire à l'établissement d'une éthique, d'un projet – entendus comme véritable condition de possibilité de toute pratique non reproductive. Autrement dit, sans avoir à déterminer de façon inaliénable un sens à la vie humaine, c'est-à-dire sans avoir à trouver une Vérité quelconque (en nous/nature ou hors de nous/culture), il serait bon, me semble-t-il, de se donner les moyens théoriques et pratiques d'une action rationnelle étendue (explicite et concertée) sur notre environnement, que seule une critique radicale, massive du fonctionnement complaisant de l'institution universitaire à l'égard du système capitaliste pourrait orienter de manière décisive. Parallèlement à cela, il me paraîtrait judicieux de renforcer, par un travail pluridisciplinaire, la collaboration entre étudiants et enseignants de diverses facultés dans des travaux spécifiques à finalité restreinte. C'est-à-dire, une fois que la volonté de transformation évoquée précédemment s'est manifestée, ou plutôt afin, en un premier temps, que celle-ci ne s'exerce pas à vide (vu l'ampleur de la tâche) il s'agirait de déterminer très précisément des domaines/champs de réflexion/action, qui en raison même de leurs limites seraient capables de pénétrer une société quasi hermétique, où les rôles sont fixés (figés) par avance (11).

Deuxièmement, si l'on étend ce que furent les précédentes propositions, il faudrait introduire de plus en plus fréquemment (quantité) des débats, des conférences (et peut-être aussi conduire des actions) dans l'Université, sur des sujets fort différents, mais qui tous devraient être capables de transformer notre rapport servile et infantile au savoir (qualité), afin d'en faire un instrument efficace de résistance au libéralisme généralisé, et de proposer, dans un avenir relativement proche, des alternatives à la légitimation « agonistique » des activités humaines par la loi du marché (rentabilité). Dans cette optique, il me semble important de redéfinir le rôle de l'Université dans son rapport à la communauté. En effet, l'institution universitaire devrait être un organe (transitoire) privilégié de gestation et de diffusion d'idées, assumant son rôle pédagogique et didactique pour éviter un double écueil : d'une part, et c'est son problème actuel, une adéquation

systématique aux faits (au monde tel qu'il est), et d’autre part, un isolement du monde vécu, au nom de la complexité propre à chaque domaine de recherche – qui, malgré son caractère technique, ne peut être réduit à la manipulation instrumentale, même s'il lui doit beaucoup (12). Actuellement, l'Université met en place un certain nombre de techniques qui ne trouvent leur sens (intégration) que dans le système qu'elles servent à consolider : le capitalisme (13).

Il s'agirait au contraire, à mon avis, pour cette institution, de donner à tous les individus dont l'intérêt est aussi théorique la possibilité de travailler à élucider la réalité, tant physique, matérielle qu’humaine, historique, ou « transcendantale » de façon critique, c'est-à-dire si ce n'est objectivement du moins sans coercition, de façon à permettre également à ceux dont l'intérêt est autre (pratique : artisans, ouvriers, artistes…) de se donner les moyens de choisir collectivement, en connaissance de cause (mécanismes théoriques) le mode de gestion du monde et de leur vie. Ainsi, dans cette optique, l'Université se devrait d'offrir à la société non des cadres prêts à l'emploi, mais des informations, des idées susceptibles d'expliciter le fonctionnement actuel de notre système au plus grand nombre (14), sans que cette différence de savoir (ou plutôt des savoirs) ne détermine

une distribution verticale (hiérarchique) des responsabilités – reconnaissant par là même, idéalement, la compétence (concrète) et la valeur (représentée) de chaque corps de métier (activité). Ce faisant, nous amorcerions une démocratisation réelle de la société sur un mode argumentatif et consensuel (dont le paradigme pourrait être Socrate), où l'ensemble des problèmes envisagés obtiendrait sa meilleure (rationnelle) solution contextuelle. Celle-ci étant bien évidemment falsifiable en fonction d'une quelconque modification endo-/exogène (connaissance/monde). Ainsi, ce que nous pourrions, à la suite de Jürgen Habermas, appeler une situation idéale de discours/parole (« Die ideale Sprachsituation ») (15), dans la mesure où elle élargirait le processus cognitif et « participatif » des individus et des groupes, rendrait obsolète l'Université conçue comme lieu centralisé de formation théorique.

Troisièmement, de façon plus utopique, mais afin de sortir de la posture naïve adoptée jusqu'ici (et comme conséquence de celle-ci) consistant à croire que l'on peut transformer le rôle d'une institution comme l'Université, par définition structurellement « coextensive » à la société dans laquelle elle se développe, il faudrait envisager un moratoire de ceux qui, libérés d'un travail strictement productif, jouissent dans ce système d'une autonomie relative. En effet, l’« intelligentsia », les « artistes », etc. devraient tirer les conclusions rationnelles du (dés)équilibre Nord/Sud, exploitants/exploités (quelle que soit, par ailleurs, l'analyse qui peut être faite à ce sujet) ; à savoir plutôt que de continuer à nous individuer, à nous complexifier de la sorte et peut-être comme effet ou comme aboutissement « réversif » (16) de cette sophistication, nous devrions atténuer ce hiatus, jusqu'à l'abolir, en arrêtant de façon collective et momentanée notre progression (profession). Cet acte courageux de cessation (sécession), qui comme refus de participer aux institutions pourrait paraître nihiliste, voire suicidaire, offre, me semble-t-il, au contraire, la possibilité du plus grand projet humain qui soit : la recréation du monde. C'est-à-dire, une fois toute recherche suspendue, il s'agirait de jouer les médiateurs entre un savoir souvent monopolisé par la classe dominante et les « masses laborieuses », afin d'offrir à celles-ci les outils qui rendraient possible la discussion/action démocratique en vue de l'élaboration de scénarios alternatifs de développement et de gestion de la planète, qui tiendraient compte de ses ressources, de nos besoins et désirs (17).

Je vois, indépendamment des conditions matérielles de réalisation d'une telle idée, qu'il ne m'appartient pas de déterminer, deux objections majeures à ce projet, auxquelles je vais tenter de répondre. Premièrement, on pourrait soutenir que la suggestion d'un moratoire limité est élitiste, puisqu'une minorité de privilégiés fixerait le destin (ou du moins ses conditions) d'une majorité factuellement exclue (ou instrumentalisée) d'un débat dont les prémisses lui seraient étrangères. Il y a au fondement de cette critique, et c'est ainsi qu'il convient d'y répondre, une erreur récurrente qu'il faudrait enfin (ou encore ?) dénoncer: nier, au nom d'une égalité souhaitable et souhaitée, la réalité de la différence entre l'ouvrier que l'on a aliéné de toute « spécialité » et l'intellectuel (par exemple), ce n'est pas se donner les moyens (en « naturalisant » cet état de fait par des expressions usuelles comme: « ils ont choisi » ou « chacun ses goûts »,…) de combattre l'ignominie (quel autre terme

utiliser?) qu'il y a à faire exécuter les trois mêmes mouvements, une vie durant, à un nombre croissant d'êtres humains. Ayons l'honnêteté (comme « gens de gauche ») de reconnaître que « le peuple n'est porteur d'aucune vérité » (18), non en soi, mais comme résultat d'un système (capitalisme) profondément (structurellement) inégalitaire, et menons la seule action compatible avec ce constat, à savoir expliquons-nous au/avec le peuple. Deuxièmement, on pourrait nous objecter, et ce serait là le fait d'un certain nombre d'intellectuels bien pensants, que la culture (au sens restreint, habituel du terme) est indissociable du politique ou qu'elle a un rôle social à jouer. S'il n'est pas contestable que ce savoir est une source importante d'émancipation pour l'homme (et c'est d'ailleurs pour cela que nous nous battons), s'il est indéniable que dans les sociétés « primitives » l'art est « intégré » puisque son rôle est principalement fonctionnel, nous comprenons mal le sens qu'il y a à continuer de produire cette connaissance complexe dans un monde où, non seulement les sociétés primitives ont pratiquement disparu, mais dans lequel un nombre important (non quantifiable) d'êtres humains n'a pas la possibilité matérielle et culturelle (ou idéologique) d'y accéder. De plus, il me semble qu'avancer cet argument critique revient à méconnaître la place que le système capitaliste impose à l'art. En effet, ce dernier, sous la pression d'une économie de marché, tend à devenir un bien de consommation courant, objet de spéculation effrénée (19), ou à n'être, au mieux, que l'expression du narcissisme ou de l'angoisse d'un artiste atomisé, plus ou moins subventionné.

En conclusion, j'aimerais ajouter une remarque qui fera comprendre le rôle relatif de l'Université. Travailler une année à un mémoire de licence, cinq ans à un doctorat, ou dix ans à une thèse d'Etat, étudier, c'est en creux ne pas travailler pendant ces années-là à changer la société – ses structures, sa légitimité. Mais paradoxalement, la représentation d'un élément au sein d'un système, comme le modèle linguistique saussurien de la valeur l'a établi (20), ne peut s'effectuer que dans la différence de celui-ci à l'ensemble des autres éléments du même système (dynamique). Ainsi, par analogie, l'analyse de la société capitaliste et des actions « transformantes » à y exercer (représentation) ne peut s'envisager que hors de leur champ ou de leur sphère d'application, c'est-à-dire, partiellement, dans l'Université telle qu'elle est, et surtout, de manière plus complète, dans l'Université telle qu'elle devrait être (ou ne plus être) – dans la société interactive sans domination.

Tout notre travail pratique consistera alors à réduire cette antinomie de la raison.

Lorenzo Menoud





1. La « microsphère » englobe la famille, le couple, le voisinage. C'est le niveau le plus étroit de la portée des actions humaines, selon K.O.Apel, à qui j'emprunte le concept (L'éthique à l'âge de la science, Presses Universitaires de Lille, 1987).

2. Justement parce qu'ils sont d'abord et avant tout « individus ». Le mythe de l'individualisme (son idéologie) s'est attaqué avec le succès que l'on sait aux liens réels et idéels entre les personnes. Sans que les conditions matérielles d'exploitation ne changent véritablement, le sentiment d'appartenance à un groupe/classe/espèce, la conscience collective s’est estompée au profit d'une sur-représentation du moi – vide. À ce sujet, les dernières affiches publicitaires du Club M… (réalisées par l'agence Cash) sont emblématiques (nous n'analyserons ici que l'une d'entre elles) : à gauche, l'ombre d'un golfeur sur fond vert avec cette légende : « Le bonheur debout ». À droite de celui-ci, une silhouette allongée sur un fond bleu (« Le bonheur couché »). Trois remarques: d'abord l'individu est logiquement réduit dans la solitude de son solipsisme (vert ou bleu) à n'être qu'une ombre/silhouette, qui illustre bien à mon sens la pauvreté du consommateur (consommé) de loisir, duquel on ne peut rien dire sous peine de le voir revendiquer une identité. Ensuite, puisant dans des registres formels opposés (couché/debout), l'affiche offre le seul « bien » capable de faire consensus tant il est flou (investi de manière subjective), le bonheur. Enfin, le slogan générique de la campagne de promotion du C.M (« Le bonheur… si je veux ») subsume le bonheur – valeur commune – à une volonté individuelle sans contenu (extériorisée cette fois-ci), qui sonne ici comme le caprice de l'enfant gâté : « Si je veux, je peux même ne pas manger… comme en Afrique ».

Le néant du discours politique actuel nous l'a prouvé, vouloir tout dire (afin de plaire au plus grand nombre), c'est ne rien dire. « Racine est Racine » comme disait R. Barthes. Mais Poujade est Le Pen.

3. « Fictive », dans la mesure où seule son autoglorification quotidienne permet de dissimuler les désastres du capitalisme : grosses perturbations de l'écosystème qui, à moyen terme, vont jusqu'à menacer la survie de l'espèce humaine; paupérisation croissante de la population tant du Tiers-Monde que des pays industrialisés (environ 50 millions de Nord-Américains, et non moins d'Européens, sous le seuil de la pauvreté) ; standardisation accrue des activités et des comportements humains : travail répétitif et aliénant, modèle univoque de société, culture et civilisations stériles, etc.

4. À Tokyo, par exemple, il existe un quartier où se retrouvent les gens qui ont échoué dans l'entreprise capitaliste (ouvriers, cadres, directeurs). Vivant de petits boulots, en marge d'une société dans laquelle ils ont joué et perdu, ils ne nourrissent aucune rancune contre les règles profondément injustes qui les ont exclus. Bien plus, par leur éloignement « volontaire » ils valident ce libéralisme économique.

5. En effet, ce savoir est prétendument capable de nous donner la description correcte (unique et vraie) du monde matériel/physique (ce qui est fort plausible). Mais de ce fait, d'une part, il est utilisé pour accréditer la justesse des valeurs morales (prescription) des sociétés dans lesquelles il est dominant (compétition, instrumentalisation, militarisation…) et d'autre part, il refoule la moralité en tant que catégorie de l'existence en général; comme le dit fort justement J.R. Ladmiral, « pour la conscience technocratique, il n'y a jamais d'autres problèmes que ceux auxquels la science et la technique finissent par trouver des solutions. » (Jürgen Habermas, La science et la technique comme idéologie, préface et traduction de Jean-René Ladmiral, Gallimard, 1973).

6. On peut, afin d'éviter une approche historique qui apporterait peu ici, définir le positivisme par quatre traits structurels que j'emprunte à L. Kolakowski (La philosophie positive, Denoël/Gonthier, 1976) :
(i) Il n'y a pas de différence entre essence et phénomène, autrement dit il n'y a pas de réalité au-delà de l'expérience.
(ii) Tout savoir abstrait est un savoir classificatoire pour enregistrer un ensemble d'entités individuelles (nominalisme).
(iii) Les jugements axiologiques et les énoncés normatifs n'ont aucune valeur cognitive.
(iv) La science est fondamentalement unitaire.

7. Un exemple parmi d'autres: en France, la société Rhône P… développe avec les Universités (ou le CNRS) des unités mixtes de recherche situées parfois au sein même de l'industrie (Lyon), où les étudiants « prérecrutés » par l'entreprise se voient octroyer un salaire ou une bourse pendant la durée de leur spécialisation. Dans de pareilles conditions, qui sont légion, il est difficile d'être critique.

8. À ce propos, on ne peut que se réjouir de l'engagement politique d'intellectuels tels que V. Havel ou M. Vargas-Llosa, même si l'on ne partage pas leurs options politiques.

9. Le dernier film de Nanni Moretti, « Palombella Rossa », incarne littéralement (dans les personnages) les normes et valeurs de ses protagonistes. Par exemple, l'arbitre de la partie de water-polo est toujours accompagné de son psychanalyste, sorte de concrétion de son inconscient ou de ses a priori.

Ce n'est que lorsque les structures profondes sont exhibées et confrontées les unes aux autres que la véritable discussion démocratique peut s'engager. Ainsi, pour en revenir au film, il me semble que la grande perméabilité des différents mondes/sphères (piscine/société ; TV /réalité ; passé/présent…) est précisément rendue possible par la mise à plat des présupposés des personnages.

10. À Genève, seuls 3,4% des professeurs sont des femmes (2,3% en Suisse).

11. Quelle illusion en effet de croire pouvoir « innover » dans le cadre d'une économie de marché où les critères de rentabilité font obstacle au développement de l'imagination. Eu égard à nos possibilités techniques et intellectuelles, la ville moderne engorgée bruyante et polluée illustre parfaitement la pauvreté de cette logique du profit.
À ce propos, il est révélateur de constater le glissement sémantique qu'opère l'usage quotidien (technique et économique) de termes comme « création », « invention » ou « réflexion ».

12. De nos jours, le pragmatisme implique au sein même de la science que les secteurs de recherche fondamentale sont systématiquement négligés. Savoir que « ça marche » suffit, quelle que soit la façon ou la raison pour laquelle « ça marche ». Les problèmes théoriques de fondement, par exemple, sont relégués avec un certain mépris aux philosophes.

13. « Je tiens, en tant que recteur, à vous rappeler que ce grade engage votre responsabilité vis-à-vis de l'Université et de la société […] ». Ce bref extrait de la lettre que M. Favez adresse aux diplômés de l'Université de Genève est un leurre. L'étudiant (genevois), pendant toute la durée de ses études, est isolé du monde vécu et n'a jamais le sentiment d'appartenir à une communauté. Dans cette lettre, on sent pourtant l'émergence d'un projet unificateur (« intérêt et amitié » vis-à-vis de l'Université et « vérité et humanité » vis-à-vis de la société). Alors pourquoi nous offre-t-on cette ébauche de projet commun au sortir d'une institution qui s'est toujours bien gardée d'en faire mention ? La réponse me semble être la suivante : ce n'est qu'au moment où l'individu quitte le groupe qu'on lui donne la conscience d'y appartenir, afin, d'une part, d'éviter une prise de conscience trop précoce de l'étudiant, qui pourrait prendre des formes politiques au sein même de l'institution universitaire, et, d’autre part, afin d'opérer, une fois l'étudiant licencié, la transition de ce dernier dans une société qui, elle, fonctionne comme système cohésif. Donc, ne nous illusionnons pas, l'Université n'a pas de projet autonome, quelle que soit la formule qui nous en libère : on ne fonde pas une communauté de façon rétroactive.

14. « C'est dire, plus gravement encore pour certains qui ne l'admettront jamais, que l'ouvriérisme meurt d'un épuisement normal de ses ressources de pensée, non suffisantes par définition, et de sa propre démagogie, devenue moins attractive que celle des programmes télévisés ; et que seule la droite est, aujourd'hui, ouvriériste avec succès. C'est dire que la classe ouvrière, disjointe structurellement et idéologiquement, se trouve dans l'impossibilité momentanée – (et si rien ne bouge, durable), de produire le moindre projet de révolution, ni même d'émancipation. C'est dire que les intellectuels marxistes, porteurs des moyens d'élucidation des nouvelles stratégies de domination et d'influence, doivent travailler aujourd'hui à organiser une rencontre historique avec les masses populaires. C'est dire que l'idéalisme et la théologie, que certains voudraient voir du côté des positions que nous défendons, se trouve à l'inverse dans l'idée que le peuple est porteur d'une <vérité> qu'il n'aurait aucunement à recevoir de l'extérieur. Le peuple n'est porteur d'aucune vérité. Il est porteur, lorsque son aliénation physique et vitale ne lui est pas dissimulée par un degré prééminent d'aliénation psychique, de sa conscience et de sa force. Aujourd'hui, le peuple, et en son sein la classe ouvrière, dont les contours et l'esprit se sont modifiés (ce dont une analyse approfondie de la nouvelle configuration sociale aurait à tenir compte), n’ont plus le sentiment de former une population d'individus injustement exploités. Et pourtant, quel ouvrier hésiterait devant la transparence de l'explication marxiste de la production de la plus-value ? […] Quel intellectuel digne de ce nom pourrait s'avouer inapte à une telle explication ? » (Patrick Tort, Être marxiste aujourd'hui, AubierMontaigne, 1986, p.97-8).

15. « J'appelle <idéale> une situation de parole dans laquelle les communications ne sont entravées, ni par des actions extérieures, contingentes, ni par des contraintes inhérentes à la structure même de la communication. La situation idéale de parole exclut les déformations systématiques de la communication. Or, pour que la structure de la communication n'engendre aucune contrainte, il faut que tous les participants de la discussion aient une chance symétrique de choisir et de mettre en œuvre leurs actes de parole. De cette exigence générale de symétrie, on peut déduire, pour les différentes catégories d'actes de parole, des exigences particulières relatives à l'égalité des chances, dans le choix et la mise en œuvre des actes de parole. » ( Jürgen Habermas, Logique des sciences sociales et autres essais, PUF, 1987, p. 322-3).

16. Voici comment P. Tort définit l’« effet réversif » de l'évolution : « La sélection naturelle, principe directeur de l'évolution oe la sphère organique, impliquant l'élimination des individus les moins aptes dans la lutte pour l'existence, sélectionne dans l'humanité une forme de vie sociale dont la marche vers la civilisation tend à exclure de plus en plus, à travers le jeu lié de la morale et des institutions, les comportements éliminatoires. En termes simplifiés, la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s'oppose à la sélection naturelle. » (Patrick Tort, « Introduction à l'anthropologie darwinienne », in Marx et le problème de l'idéologie, PUF, 1988, p. 120).

17. S'il est possible, vu l'urgence écologique de la situation, que ces propositions émanent en un premier temps de groupes d'intellectuels, de scientifiques ou de politiciens déjà constitués, capables de convaincre rapidement les pouvoirs publics et de représenter les intérêts des hommes, il reste que seule une véritable démocratie populaire pourra garantir le développement et la pérennité de ces acquis supposés.

18. Cf. note 14. « Est peuple ce qui se représente dans la cervelle des classes dirigeantes comme cible des trois principaux modes de domination : économique, politique et idéologique » (Patrick Tort, op. cit. 1986, p. 93).

19. Julian Schnabel, artiste américain, a même été coté en bourse par les frères Saatchi.

20. Définition d'une unité par ses positions relatives à l'intérieur du système linguistique, à savoir différentiellement comme la négation de tout ce qu'elle n'est pas (F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1949).