SI VIVRE C'EST JOUIR, QU'EST-CE QUE CONNAÎTRE? Tentative de distinction entre "kennen" et "erkennen", d'après Moritz Schlick


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Les théories sont des filets, seul celui qui les jette pêche.
(Novalis)

Les intuitions sans les concepts sont aveugles.
(E. Kant)

Il est hors de doute que le sentiment de saint François ne se
distingue de celui d'un quelconque cordonnier qui se
châtrerait et se crucifierait dans un accès d'enthousiasme
religieux que par l'intensité de l'intelligence qui s'y associe;
mais il n'existe pas de forme de sentiment ni de forme
différente de connaissance qui puisse, opposée à la
connaissance scientifique, se maintenir.
(R. Musil)

Il n'est d'oreilles, bien sûr, comme il n'est d'yeux, sans
cerveau, ni de charmes sans rhétorique, ni de réson  sans
raison.
(F. Ponge)

Il ne peut y avoir de connaissance qui ne soit médiatisée
par une connaissance préalable. Le processus est discursif à
tous les stades.
(J. Habermas)

Si en effet nous nous transformions en eau, nous serions
eau; mais cela ne me semble pas signifier que nous
connaîtrions ce qu'est l'eau. Peut-être que l'or connaît la
nature de l'or? Et la lumière connaît la nature de la lumière?
(
M. Schlick)

0. Un peu par hasard, le premier numéro de la revue Abrupture s'était clos sur un article consacré à la philosophie, en réponse à une attaque du courant anglo-saxon (la philosophie dite "analytique") par M. Marejko. Le hasard peut faire tradition lorsqu'il se conjugue à un besoin, celui de porter un certain nombre de débats pour spécialistes dans le monde[i].

La philosophie, ses questionnements intéressent tout un chacun. En effet, qui n'a pas discuté un jour ou l'autre d'esthétique, de jugements moraux ou de la valeur de la science. Le problème, c'est que nombre de ces interrogations de profanes manquent d'assise, d'éléments d'argumentation, de concepts. Car bien que le philosophe utilise pour s'exprimer, le plus souvent, le langage naturel (à savoir la langue de tous les jours) et traite de questions d'intérêt général, il demeure qu'elle nécessite, pour être maîtrisée, temps et travail. C'est ce que trop facilement on oublie, soit que l'on considère, de façon radicale, le philosophe comme un être désincarné, inutile, planant au-dessus des intérêts pratiques et quotidiens, soit que l'on admette l'importance des problèmes qu'il pose en croyant pouvoir entrer de plain-pied dans son discours, sans la curiosité ni la modestie nécessaire (ce qui, à noter, n'a jamais lieu avec un représentant des sciences mathématiques ou physiques).

Voici donc quelques éléments de réflexion à propos d'une distinction importante, à savoir celle que le philosophe Moritz Schlick[ii] traça entre connaître ("erkennen") et éprouver, expérimenter ou vivre ("kennen"). En résumé, son argumentation vise à démontrer l'absurdité de la soi-disant "connaissance intuitive".

1. Si on entre quelque peu dans les détails, la thèse de Schlick s'oppose à la conception philosophique traditionnelle (dont le représentant paradigmatique est, pour lui, Bergson), selon laquelle, écrit-il, "il y a divers degrés de connaissance (ce qui est tout à fait vrai) et le degré de connaissance dépend de l'intimité du contact entre le connaissant et la chose connue (ce qui est absolument faux)". Pour ces philosophes, la connaissance scientifique, parce qu'elle est descriptive ou conceptuelle, ne peut être que l'approche ou le substitut à la véritable connaissance de la chose en soi, de l'objet lui-même. Pour le dire autrement, la science ne fait que regarder les choses du dehors, alors que la philosophie, comme ils l'entendent, grâce à l'intuition, les regarde du dedans :

Philosopher consiste à se mettre dans l'objet lui-même par l'exercice de l'intuition (Bergson).

Grâce à l'intuition philosophique [...] s'ouvre un champ illimité de travail et avec cela une science qui, sans employer des méthodes de symbolisation et de mathématisation, sans l'appareil des inférences et des démonstrations, obtient toutefois une richesse de connaissances les plus rigoureuses, connaissances qui sont décisives pour toute philosophie ultérieure (Husserl).

Alors que pour Schlick, la connaissance est avant tout une réduction; la réduction d'une chose à une autre, de ce qui est à connaître à ce qui est connu. Autrement dit, c'est la description ou la désignation de l'objet à connaître au moyen d'une nouvelle combinaison de vieux signes, de signes utilisés par ailleurs, par le sujet épistémique. Connaître, dit encore Schlick, c'est reconnaître ("wiedererkennen") une chose connue dans quelque chose de nouveau. Toutes ces définitions, équivalentes entre elles, peuvent être clarifiées par un exemple que Schlick tire de la vie quotidienne (le processus étant semblable pour la connaissance scientifique):

'Sais-tu ce qui bouge là-bas?' 'Oui, c'est un homme.' Cette affirmation repose sur la découverte que la silhouette en mouvement présente de fortes ressemblances avec les silhouettes des êtres humains de sexe masculin que l'observateur a appris, dans l'enfance, à nommer avec la parole 'hommes'. 'Sais-tu qui est-ce?' 'Oui, c'est James Miller.' Ici, la découverte de la ressemblance a été portée bien plus loin que précédemment, jusqu'à ce que l'objet en question puisse être appelé par ce qui, dans la vie quotidienne, joue le rôle d'un nom individuel; il est identifié.

Selon Schlick, la distinction entre ces deux façons de concevoir la connaissance est bien plus qu'une simple distinction de vocabulaire, chacun attribuant au terme "connaissance" une signification différente, car, comme on l'a vu, les tenants de la "connaissance intuitive" pensent que l'intuition immédiate réussit à faire de façon parfaite précisément ce que la connaissance symbolique voudrait réussir à faire avec l'instrument inadéquat du concept. Mais, comme le dit le philosophe allemand, "une connaissance intuitive est une contraditio in adjectivo." Ajoutant que même s'il était possible, comme le croit le mystique, qu'il y ait identification du connu et du connaissant, ce ne serait pas une connaissance, puisque la connaissance n'est rien d'autre que désigner par des jugements et des concepts, coordonner des signes à des objets[iii].

2. Pour bien comprendre que l'intuition n'est pas connaissance, c'est-à-dire pour clarifier l'erreur de la métaphysique traditionnelle, il faut maintenant aborder la distinction centrale entre la connaissance qu'on a du monde ("erkennen") et les expériences qu'on y fait ("kennen").

La connaissance et l'intuition, d'après Schlick, vont dans "deux directions opposées". Dans le cas de la connaissance, on rapproche toujours deux termes, ce qui est connu et ce comme quoi ceci est connu, alors que dans l'acte d'intuition on ne met pas deux objets en relation l'un avec l'autre, mais on se trouve face à un seul objet, l'objet intuitionné. Autrement dit, "nous apprenons à éprouver ou expérimenter ("kennen") toutes les choses au moyen de l'intuition, parce que tout ce qui nous est donné du monde nous est donné dans l'intuition. Mais les choses, nous les connaissons ("erkennen") seulement à travers la pensée, parce que l'ordonnance et la coordination qui nous sont nécessaires à l'acquisition de la connaissance constituent précisément ce que nous désignons comme pensée." C'est-à-dire que la science ne nous rend pas les objets (co)nnus[iv], elle ne nous les donne pas dans l'expérience, mais elle nous apprend seulement à comprendre ces objets (donnés).

Ainsi, lorsque je perçois le bleu du ciel et que je m'y perds, je ne le connais pas. Pour ce faire, je "dois reconnaître la couleur comme la couleur particulière que j'ai appris à appeler 'bleu'. Ceci comporte un acte de comparaison ou d'association; appeler une chose par son nom approprié est un acte intellectuel — bien que ce soit le plus simple des actes de l'intellect — et le résultat de cela, c'est la connaissance réelle au sens approprié où nous utilisons ce mot".

Si l'intuition était une connaissance, voire la plus parfaite des connaissances, la science psychologique, par exemple, ne serait pas nécessaire — rigoureusement, elle ne pourrait même pas exister — les données immédiates de la conscience nous étant fournies directement par l'intuition. Or, en réalité, la science psychologique existe et nous est fort utile pour comprendre le fonctionnement de l'esprit. Le fait qu'elle soit une des sciences les plus imparfaites montre bien qu'il est difficile, c'est-à-dire non trivial ou non évident, de se connaître et de connaître les "lois" de la pensée.

Arrivé à ce point de l'exposé, on peut vouloir chercher à comprendre pour quelle raison tant de philosophes, et non des moindres, se sont fourvoyés en abordant ce sujet. Selon Schlick, c'est parce que l'expérience immédiate ou l'intuition "semblaient indiquer le point où nous devions regarder pour attribuer la signification ultime de toutes nos paroles et de tous nos symboles." En effet, ce qui interrompt la chaîne circulaire des renvois définitionnels, chaque définition de la signification d'un terme appelant une autre définition, c'est l'expérience directe : "on ne peut apprendre la signification des mots 'joie' ou 'vert' qu'en étant joyeux ou en voyant du vert." Le même processus est à l'oeuvre dans le cas, plus complexe, de l'interprétation d'un système formel par l'observation : "il faut remplir de contenu le cadre vide d'un système hypothético-déductif pour qu'il devienne une science contenant une connaissance réelle, et cela se fait par l'observation (expérience)."

C'est l'observation, par exemple, qui va permettre de distinguer les cas où l'équation différentielle d'onde, qui s'applique à la propagation d'ondes de tous les types, décrit le mouvement de molécules d'air (ondes sonores) de celui où elle décrit le déplacement de forces électriques (ondes radio). "L'observation implique le contenu (les 'données de conscience', pour s'exprimer de façon commune et discutable), et, ce qui est équivalent, rattache nos symboles à la réalité."

Le contenu, pour le dire sommairement, c'est pour Schlick la contrepartie de l'expérience, comme la forme l'est de la connaissance, à savoir ce qui fait qu'un individu est lui-même et nul autre, ce qui ne peut être exprimé, mais ce pour quoi on s'exprime, on communique. A noter qu'il n'y a là aucune connotation mystique, tout simplement la reconnaissance du fait que vivre ou expérimenter quelque chose (contenu), n'est pas connaître cette même chose (forme).

Ainsi, pour Schlick, l'intuition, la perception, accumule du matériel pour la connaissance, mais elle n'est pas la connaissance. Il y a même un hiatus croissant entre ce que nous savons du monde par la science et les expériences que nous pouvons y faire :

Pensez à combien est parfaite aujourd'hui [1932] notre connaissance de la nature de la matière — du moins si on la compare avec celle d'autres temps — et comme elle est profondément éloignée de ce que les gens pensaient 'savoir' sur la matière par intuition! Si nous demandons au scientifique quelle est la nature de l'eau, il nous répond qu'elle consiste en molécules composées de deux atomes d'hydrogène et d'un atome d'oxygène et que ces atomes sont composés de protons et d'électrons[v] en nombre et en ordre bien définis, et que les protons et les électrons ne sont qu'une certaine manière de parler de fréquences de vibrations, de probabilités et ainsi de suite, substituant de cette façon au mot 'eau' d'autres termes avec des significations assez étranges, très éloignées de toute chose dont nous avons l'expérience directe et sans aucune ressemblance avec les intuitions qui surgissent lorsque nous nous trouvons en contact étroit avec l'eau (par exemple quand nous la buvons ou prenons un bain).

3. Nous allons maintenant envisager trois objections possibles à la théorie de Moritz Schlick, auxquelles nous allons répondre de manière à préciser sa pensée sur quelques points qui nous paraissent importants.

(i) Pour commencer, on pourrait, tout en acceptant en partie la distinction entre connaître et expérimenter, être amené à croire qu'il existe une façon plus adéquate de représenter les objets que l'on désire connaître que celle que nous propose Schlick, à savoir de concevoir la langue comme le miroir de la réalité, comme la reproduction du monde dans l'image, pour ainsi, par application spéculaire, pouvoir restituer la chose comme elle est, en elle-même.

Selon Schlick, cette position est contestable, car une figuration de ce type "ne peut jamais accomplir son devoir de façon parfaite, sinon elle devrait être un second exemplaire de l'original." Comme dans ce texte de Borges où la carte du territoire en vient à épouser les contours réels du territoire qu'elle était censée représenter, devenant alors inutilisable[vi]. Au contraire, le signe est en mesure de réaliser ce qui lui est demandé, à savoir, simplement, une univocité de coordination. Malgré les apparences, la figuration est subjective, puisqu'elle doit être adoptée d'un certain point de vue. Alors que "chaque objet peut être désigné lui-même, comme il est. S'il est vrai que les signes employés et les méthodes de coordination ont un caractère subjectif [nous dirions plutôt conventionnel] qui leur est  imprimé par le sujet connaissant [ou la communauté à laquelle il appartient], une fois la coordination accomplie, elle ne montre plus aucune trace de cela; elle est, par essence, indépendante du point de vue comme de l'organe agent.[vii]"

A ce que dit Schlick, j'aimerais ajouter que la complexification croissante et massive à laquelle on assiste dans les sciences depuis quelques dizaines d'années concerne les paramètres d'explication, les concepts et les jugements qui les articulent, et ne tend pas, comme on voudrait parfois nous le faire accroire, à la recherche d'un mimétisme avec l'objet ou l'événement décrit, ni à un quelconque changement de méthode[viii]. Ce qui se transforme, là comme ailleurs, c'est l'intérêt de la recherche, son orientation, sa politique, toutes choses extérieures à la science à proprement parler, et pas sa méthode. Autrement dit, dans la science contemporaine, on amplifie, on multiplie les équations, les formules, les lois, les explications descriptives, les analyses et les réductions, on n'y renonce pas! Le holisme, la conception élargie et multiple des approches ne signifient en aucun cas la dissolution de l'approche symbolique, ni la confusion dans l'importance à accorder aux différents éléments, puisque si tout était tout, dans tout, et cause de tout, on n'aurait aucun moyen d'identifier des objets, des événements ou des processus.

(ii) On pourrait également objecter à Moritz Schlick que sa distinction n'est pas fondée puisque, à proprement parler, il n'y a pas de perception ou d'expérience pure. Schlick pourrait admettre la remarque, sans pour autant estimer qu'il faille renoncer à sa distinction. Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas dans l'environnement naturel quotidien d'obscurité totale, qu'on ne peut pas distinguer l'obscurité de la clarté, et établir une approche discrète du phénomène le cas échéant.

Voici ce qu'il écrit à ce propos : "dans une conscience avec un certain degré de développement n'apparaissent presque jamais de pures perceptions isolées." Même l'animal qui possède une conscience est capable d'acte de re-connaissance : "il doit identifier la proie comme proie, l'ennemi comme ennemi, autrement il ne peut pas adapter son comportement à l'environnement et il est contraint de périr. Ici, donc, se présente sûrement le type le plus primitif de connaissance, celui perceptif" (l'expression n'est pas des plus adroites, après ce que nous avons vu).

L'idée de Schlick est qu'il existe des degrés de connaissance, car "plus compliqués sont les besoins et les conditions de vie d'un être vivant et plus compliqués doivent devenir les processus d'association, et il n'y a aucun doute que cette complication croissante n'est rien d'autre que le développement de ce que nous appelons intellect ou capacité de penser." Ainsi, "un dispositif comme celui du jugement et de la déduction rend possible une adaptation à l'environnement bien supérieure à celle qui pourrait être atteinte par l'association automatique, réglée uniquement sur des cas typiques." C'est pourquoi l'homme peut, par exemple, contrairement à l'animal, déjouer des pièges, même lorsqu'ils sont dissimulés.

Si l'on essaie d'établir un ordre ou une hiérarchie des types de connaissance telles que Schlick les décrit, il y aurait, d'abord, à l'origine de toute connaissance — et quelque soit sa possibilité d'actualisation — la pure intuition, l'expérience, la simple présence de certaines données qui constituent le matériel (le contenu) incommunicable de ce que, ensuite, on peut appeler la connaissance primitive, à savoir la connaissance de l'ensemble du vécu comme quelque chose de composé. A ce stade, nous dit Schlick, "la sensation ou l'ensemble de sensations s'unifie avec les représentations adéquates dans une configuration globale qui, dans la conscience, se présente comme quelque chose de déjà (co)nnu." C'est ainsi, par exemple, que les sensations de noir et de blanc que j'ai en regardant cette feuille deviennent tout de suite des perceptions de signes graphiques. Enfin, la connaissance la plus aboutie place des éléments de la sensation, par une re-connaissance ou une nomination, dans un contexte déterminé de relations, où la nature de l'objet à connaître peut être exprimée par des jugements qui articulent des concepts.

(iii) La dernière objection que nous envisagerons ici peut être énoncée de la façon suivante : la conclusion de Schlick, quant à l'impossibilité d'une "connaissance intuitive", ne doit-elle pas être limitée à la science et à la philosophie métaphysique? L'art en général, et la poésie en particulier, ne sont-ils pas les candidats idéaux pour communiquer ce contenu qui leur échappe? Bien que ce point de vue soit celui de "la majeure partie des gens", la poésie, pas plus qu'aucun autre art, ne livre le contenu : "il n'y a rien de ce qu'exprime le poète qui ne puisse pas être exprimé par la science." Le but de l'art est certes d'évoquer un certain contenu, mais celui-ci n'est pas communiqué par l'art, mais produit ou suscité. Si la poésie est affaire de contenu, ce ne peut être qu'à cause de sa structure : "Qu'est-ce que la joie? Si je veux la décrire (pas seulement aux autres, mais aussi à moi-même), je dois dire : c'est l'émotion qui me fait sourire, danser, être aimable avec mes semblables, oublier les déplaisirs,...et ainsi de suite; je peux mentionner une centaine d'autres choses, mais ce seront toutes des propriétés formelles, rien d'autre ne peut être dit, rien d'autre n'est exprimé par la poésie."

Peut-être faudrait-il, pour défendre l'objection, distinguer l'usage référentiel d'un terme de son usage fictionnel et soutenir que seul ce dernier nous donne le contenu. Ainsi "quand le poète parle d'un pré vert, la parole 'vert' serait là pour le contenu, alors que quand le scientifique parle d'une feuille verte, le même mot serait là pour la structure du vert." Sa réponse, qu'il faudrait peut-être compléter (aborder le statut des différents discours nous mènerait trop loin[ix]), est la suivante : "Je retiens que désormais nous devrons être convaincu que la parole, où qu'elle apparaisse dans un énoncé, ne peut jamais exprimer le contenu, indépendamment de qui la prononce et dans quel but. Le son de la parole "vert" peut, naturellement, produire un certain contenu chez l'auditeur, ce que ne font pas les mots 'longueur d'onde telle et telle', bien que la signification soit la même."

Pourtant, notre connaissance n'est pas une connaissance diminuée ou dévaluée, elle ne constitue pas "un expédient en lieu et place d'un type plus parfait de connaissance qui nous serait irrémédiablement nié mais qui serait peut-être possible pour d'autres êtres faits de façon différente de nous [...]. Ce re-trouver, ordonner, désigner — comme s'est montré être à nous le connaître — réussit à faire de manière parfaite tout ce que nous demandons à la connaissance dans la vie et dans la science; et aucun autre processus, aucune 'intuition intellectuelle', aucun devenir-tout-un avec les choses ne pourrait réussir à le faire."

Ce qui fait la valeur du processus cognitif, c'est ce dont il est capable, pour Schlick, et la connaissance scientifique peut beaucoup. (La question des orientations techniques, des applications d'un tel savoir est, d'un point de vue conceptuel, tout autre — nous y reviendrons.)

4. Pour terminer, qu'il me soit permis de faire deux remarques. La première en forme de réflexion autour des rapports entre "kennen" et "erkennen" et la seconde sur la pertinence des concepts que nous avons dégagés pour la discussion courante — principalement comme réponse possible aux sempiternelles vulgates relativiste et mystique.

(i) Le principal problème que j'ai rencontré en abordant la pensée de M. Schlick consiste dans le fait que la séparation radicale qu'il opère entre vivre et connaître pourrait laisser croire que — pour reprendre ici le couple célèbre pratique-théorie, que l'on peut sans trop de mal superposer à notre distinction — la théorie et la pratique sont irrémédiablement disjointes. Si c'était le cas, on aurait du mal à expliquer, d'une part, le lien entre science (théorie) et technique (pratique), et, d'autre part, l'idée que la connaissance, loin de nous éloigner du plaisir de l'expérience, ou plutôt en nous en éloignant (comme la connaissance nous éloigne de l'objet, pour mieux nous y rapporter), nous en rapproche. Nous aurons donc à expliquer ce paradoxe apparent.

En me plaçant dans le cadre tracé par Schlick, je pense qu'il est possible de donner une réponse satisfaisante à notre problème. En effet, le philosophe allemand nous a appris qu'il était rare qu'une intuition, chez un être vivant doué de conscience, soit pure. Par conséquent, toute pratique est médiatisée par une (re-)connaissance ou un discours, et lorsque celle-ci devient complexe, à savoir articulée, elle nécessite une description adéquate de l'objet ou le complexe d'objets sur lequel ou avec lequel il faut agir. Le second élément de réponse pourrait être, toujours dans l'horizon schlickéen, le fait que le rapport qu'établit Schlick entre expérimenter et connaître n'est pas symétrique. En effet, si la connaissance (empirique) présuppose la (co)nnaissance, comme matériel, la réciproque n'est pas vraie. De là, il est facile de dériver l'idée que tout homme de science jouit, alors que toute "brute" ou chaque animal ne connaît pas.

Mais je pense qu'il est nécessaire ici d'aller plus loin et de défendre la thèse selon laquelle, une fois le "paradis" primitif d'immédiation perdu (a-t-il seulement existé?), notre meilleur moyen de jouissance est la connaissance. En effet, n'a-t-on pas plus de plaisir à lire lorsqu'on connaît, le mieux possible, la langue dans laquelle le texte est écrit[x], son contexte individuel, social et historique de production et, enfin, le plus difficile (je pense aussi le plus intéressant), ce qui fait l'objet des études littéraires — la stylistique (pour le dire vite)? Il est clair que je parle ici de façon générale et qu'il y a, bien évidemment, des gens fort cultivés et insensibles au déroulement d'un discours et des autodidactes pour qui la langue est le règne.
Ainsi, un architecte, pour prendre un autre exemple, sera plus sensible à l'espace, parce qu'il en connaît la grammaire. Et il en va de même, me semble-t-il, pour toute activité et tout domaine.

Si l'on s'attache au rapport entre "kennen" et "erkennen", il est également une confusion courante qu'il faut dissiper; celle qui consiste à mélanger le jugement que l'on porte sur la connaissance ou la science (elle ne peut pas être intuitive) et l'appréciation de certaines de ses applications pratiques (néfastes). S'il est indéniable que le système capitaliste par ses financements massifs oriente la recherche dans des directions précises dans le but d'accroître le profit d'une minorité avec les désastres humains et écologiques que cela implique, il demeure que ce problème est théoriquement indépendant de celui de la validité de la méthode scientifique; autrement dit, il n'y a rien dans le contenu de la science qui l'oblige à être l'instrument de domination et d'asservissement qu'elle est actuellement. Par conséquent, il n'y a aucun sens dans la plupart des attaques de la science, au nom de ses méfaits. Le problème pratique concernant la connaissance, c'est celui de son orientation, laquelle est indépendante de la différence théorique entre l'intuition et le savoir.

Il est vrai, par contre, que la validité descriptive de la science est utilisée pour accréditer la justesse des valeurs d'une société dans laquelle ce savoir scientifique est dominant et qu'elle refoule la moralité en tant que catégorie de l'existence en général. Comme le dit fort justement J.R. Ladmiral, "pour la conscience technocratique, il n'y a jamais d'autres problèmes que ceux auxquels la science et la technique finissent par trouver des solutions"[xi].

"L'intuition est jouissance, la jouissance est vie, pas connaissance. Et si vous dites qu'elle est infiniment plus importante que la connaissance, je ne vous contredirai pas, mais il réside peut-être en cela une raison en plus pour ne pas la confondre avec la connaissance (laquelle a sa propre importance)", écrit Schlick.

On pourrait ainsi faire le choix moral ou politique de la jouissance et du bonheur, rejeter la conceptualisation et valoriser l'expérience. Mais ceci, encore une fois, ne diminue en rien la qualité descriptive de la science : c'est un problème important, mais de nature idéologique.

(ii) Si, à côté de l'intérêt scientifique de la distinction établie par Schlick, on cherche la raison d'être d'un tel article, on la trouvera probablement dans les discussions éprouvantes que l'auteur a eu avec plusieurs ami(e)s, soit que ceux-ci contestent la validité objective de la science, soit qu'ils pensent qu'il existe une connaissance plus profonde de la réalité matérielle, du type de la "connaissance intuitive" de Bergson, ou encore qu'ils rejettent la spéculation, défendant discursivement, i.e. conceptuellement, sans voir la contradiction, une position anti-intellectualiste. C'est plus particulièrement à eux que je m'adresse ici. Mais j'espère également que cet article offrira des outils de discussion aux individus rationnels qui se trouveront, un soir très tard, avec des ami(e)s, autour de bouteilles à moitié vides (ou à moitié pleines?), à discuter de la valeur de la science et de la connaissance.

L'objection au relativiste (ou à l'idéaliste), au-delà du renvoi à sa simple autocontradiction (si "tout est relatif", on voit mal en effet comment l'énoncé du relativiste peut prétendre à la vérité et échapper, par conséquent, au relativisme universel), peut prendre la forme d'une explication.

Schlick s'interroge sur la raison pour laquelle l'idéalisme, à savoir le point de vue selon lequel c'est le sujet qui "crée" l'objet ou le monde, est la forme la plus répandue de métaphysique. Selon lui, le métaphysicien cherche le contenu, ce que la tradition appelle la "chose en soi" (ce qui se trouverait derrière les apparences). Il ne peut le trouver, nous l'avons vu, que dans ses propres perceptions ou sentiments. Donc, il tend à affirmer que la nature des choses est mentale.

C'est autour de cette position, me semble-t-il, que s'orientent les diverses métaphysiques. Platon, par exemple, objective des idées et construit, en les réifiant, un monde réel, intelligible, où se situent le Beau, le Bien, etc. Le mécanisme est alors, grossièrement énoncé, la projection de soi dans le monde. Le relativiste, au contraire, sera tenté d'inclure le monde en lui, concevant l'objet dont il s'agit de parler à l'aune de son esprit ou à celle de sa culture.

Le fait qu'on ne puisse pas parler d'un objet autrement qu'en recourant à des descriptions ne signifie pas, d'une part, que toutes les descriptions sont équivalentes, ni, d'autre part qu'il n'y a pas d'objet sans description. Cette confusion permet, peut-être, d'expliquer l'erreur du relativiste, et plus généralement de la métaphysique.

Le scientifique, au contraire, me paraît faire preuve de mesure et modestie, puisqu'il reconnaît l'existence d'un hors sujet, le monde, tout comme la difficulté d'en parler — le dernier mot, dans le dialogue qu'il entretient avec l'extérieur, revenant toujours à l'objet.

L'objet de mon discours dans cet article étant Schlick, laissons le conclure, quant à l'objection au mysticisme, en bon élève de Wittgenstein : "Le mystique qui soutient que l'intuition est la forme la plus élevée de la connaissance est condamné au silence absolu; il ne peut communiquer sa vision, il se contredirait si dans ses livres ou dans ses sermons il tentait de décrire sa 'connaissance', bien qu'il puisse certainement expliquer dans quelle condition et dans quelles circonstances il se trouvait lorsque l'intuition lui vint et ce qu'il fit pour se mettre dans une telle condition."


Lorenzo Menoud


[i] [Ce texte avait été écrit pour le numéro 2 d'Abrupture, numéro 2 qui n'est jamais paru.]

[ii] Moritz Schlick (1882-1936), philosophe et physicien allemand, autour duquel s'est regroupé le Cercle de Vienne aux origines du mouvement néo-positiviste. Le texte qui suit se base sur deux livres de Schlick, Allgemeine Erkenntnislehre (1918) et Form and Content (1932), dans des traductions italiennes. Les citations ont été traduites en français par l'auteur de l'article. [Depuis, une traduction française de Forme et contenu est parue aux éditions Agone, 2003.]

[iii] Voici le tableau que propose Schlick, page 94 de Forme et Contenu :

Intuition
seulement un terme
jouissif
vivant
présentation
expérience
inexprimable
ce qui est ordonné
contenu

Connaissance
deux termes
utile
pensant
explication
description
exprimable
ordre
forme

[iv] "Considérant ces exigences je me suis décidé, avec pourtant beaucoup d'hésitations, pour la solution offerte ici, inspirée par la présence en latin du verbe noscere, d'où notus. Ne pouvant pas proposer directement 'noscere' pour restituer kennen, je l'ai intégré dans la forme: '(co)naître'." Notre usage suivra parfois celui du traducteur italien de La Théorie Générale de la Connaissance.

[v] Ce n'est, en effet, que le 16 juin 1931 que le physicien W. Pauli parla pour la première fois du neutron, comme d'une hypothèse.

[vi] "Un concept ne devient pas plus vrai à mesure qu'il approche de l' 'idéal' qui consisterait à reproduire l'objet 'tel qu'il est', et à en donner une image 'globale' et 'totalisante': la carte de l'empire aussi grande que l'empire lui-même dont Jorge L. Borges nous raconte l'histoire [Histoire de l'infamie, Histoire de l'éternité, traduction R. Caillois et L. Guille, coll. '10/18', p.129], quand même on réussirait à la dresser, ne tarderait pas à se révéler inutile, et elle est d'avance condamnée à pourrir, abandonnée aux inclémences du soleil et des hivers. C'est à son adéquation non pas à l'objet, mais au point de vue duquel on considère celui-ci et d'où dépend sa pertinence, que se mesure la vérité d'un concept; autrement dit, si un concept peut être considéré comme plus ou moins vrai, c'est dans la mesure où il approche plus ou moins de l'idéal qui consiste à retenir, de l'objet, tout ce qui y est pertinent pour le point de vue sur lequel il se fonde, et cela seulement qui est pertinent pour ce point de vue", Pertinence et Pratique, Luis J. Prieto, Editions de Minuit, 1975, p.146.

[vii] L'objectivité ainsi entendue me semble pouvoir être rapprochée de ce que dit Prieto (op. cit., p.161): "Notre relativisme n'est donc pas à confondre avec celui qui consisterait à prétendre, par exemple, que l'appartenance d'un objet à une classe ou au complément correspondant ne dépend pas de l'objet lui-même mais du sujet. Cet autre relativisme prétendrait, par exemple, qu'un son qui peut être connu comme 'sonore' peut également être connu comme 'non sonore', c'est-à-dire comme 'sourd'. Le nôtre, par contre, soutient que si un son peut être connu comme 'sonore', il peut également ne pas être connu comme 'sonore', mais en aucun cas il ne saurait être connu comme 'sourd'."

[viii] Je pense ici à des tentatives de rapprochement entre des pratiques religieuses comme le taoïsme et la physique, à une certaine interprétation mystique de l'hypothèse scientifique "Gaïa", à la dramatisation philosophique de certains résultats mathématiques ou physiques, comme la démonstration que fit Gödel de l'incomplétude de l'arithmétique en 1931 ou la découverte de l'indétermination des particules élémentaires, ou encore à l'"a-méthode" de Morin, pour qui l'analyse de tout système "à partir de ses constituants entraîne une perte d'information" sur celui-ci et qui regrette que "la connaissance se fonde sur l'exclusion du connaissant."

[ix] [Je l'ai fait depuis dans Qu'est-ce que la fiction?, Vrin, 2005]

[x] Il est consternant de remarquer que ceux qui défendent l'entrée vierge dans un texte oublient systématiquement de dire que leur approche n'est pas si vierge que cela puisqu'elle présuppose, au moins, la compréhension de la langue du texte en question ainsi que le savoir encyclopédique minimal qui lui est associé.

[xi] Jürgen Habermas, La science et la technique comme idéologie, préface et traduction de Jean-René Ladmiral, Gallimard, 1973.