PAROLE SUI MURI


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La poésie, durant ces cinquante dernières années, a quitté la ligne du vers, occupé l’espace du livre et investi les lieux publics. Je voudrais considérer ici ce parcours[i].


la poésie concrète

Tout a commencé avec la poésie concrète. Elle a été fondée dans les années 1952-3, en toute indépendance, par le groupe Noigandres[ii] au Brésil et par le Suisse Eugen Gomringer. Poursuivant le travail des futuristes italiens, des constructivistes russes, des dadaïstes ou du Bauhaus, ces poètes ont inauguré une nouvelle façon d'aborder le langage et de faire de la poésie. Très vite, ce mouvement littéraire a dépassé les frontières de ces deux pays et s’est internationalisé massivement.

La poésie concrète peut se définir par les traits structurels suivants : mise en cause des formes traditionnelles de la poésie par une importance accordée au mot ou à la lettre isolés comme matériau, forte spatialisation, et critique du contenu subjectif et expressif de la poésie classique.

Même s'il y a de nombreuses conceptions de la poésie concrète, il existe cependant un point commun à chacune d'entre elles, à savoir, comme l'écrit Mary Ellen Solt, «la concentration sur le matériau physique duquel le poème ou le texte est fait». C’est bien la langue qui constitue la spécificité de la poésie et non les émotions ou les idées qu’elle peut exprimer. Ainsi, le poème concret va utiliser les éléments propres au langage (la lettre, ou fragment de lettre, la syllabe, le mot, etc.) qui seront traités à la fois comme symboles, indices et icônes dans la terminologie de Charles S. Peirce. Cette focalisation sur sa matérialité implique que le poème concret communique d'abord et avant tout sa propre structure. L'élément visuel tend alors à être formel, contrairement aux calligrammes, il est une conséquence du poème, une image des lignes de force du travail lui-même.

Cette nouvelle disposition typographique du matériau linguistique dans l'espace de la page déplace la linéarité du poème en vers par différents procédés : dispersion, éclatement, regroupement, effacement, superposition, etc. Autrement dit, plus que d'aligner des signes à lire, le poème concret construit un véritable objet pour la perception visuelle.

On assiste donc avec la poésie concrète à une requalification radicale de la poésie et des paramètres pertinents à sa signification et son analyse — le poème occupant de façon délibérée et réglée l'espace de la page.

Si l'on considère ce qui s’est fait dans l'écriture hors du livre, dans ce que j'appelle la poésie élargie (reprenant ainsi l'adjectif attribué à un certain cinéma d'avant-garde), on s'aperçoit que ce sont les artistes, plus que les poètes, qui l'ont pratiquée, occupant logiquement l'espace public qui fut toujours un de leurs lieux d'expression plastique.

Parmi ces artistes-écrivants, j'aimerais distinguer deux groupes, les conceptuels et les contextuels.


l'art conceptuel

Dans son sens primitif le plus étroit, l'art conceptuel peut être caractérisé comme une pratique de dématérialisation de l'objet d'art. Ainsi, Lawrence Weiner dans ses premiers travaux creusera des trous à la dynamite, Robert Barry relâchera de l'hélium dans l'atmosphère et Keith Arnatt organisera sa propre disparition en s'enterrant.

Historiquement, l'art conceptuel s'oppose fortement à la modernité artistique, dont il est la «dépression nerveuse» selon les mots du collectif Art & Language. Les artistes conceptuels reprochent à la modernité son idéalisme esthétique, à savoir un intérêt central pour la sensation et l'émotion qu'on retrouve dans la recherche de la peinture pure, par exemple, comme son formalisme qui considère l'objet d'art en tant que produit iconique, autonome de toutes autres sphères d'activités.

L'art conceptuel est également un art réflexif, analytique qui va interroger son propre statut, se demandant quels sont «les fondements même du concept d'art». En effet, dès les ready-made de Marcel Duchamp, les artistes de ce courant vont s'intéresser plutôt à des questions de fonction que de forme, posant dans leurs œuvres des problématiques philosophiques concernant les codes de représentation, les mécanismes de la perception ou l'ontologie de l'art et de ses objets.

Plus spécifiquement, le langage et le texte seront prépondérants dans l'art conceptuel dans la mesure où ils permettent d'exprimer ce nouveau «matériau idéel». L'oeuvre d'art est alors conçue comme un énoncé tautologique ou une proposition analytique qui intégrera souvent leurs nombreuses réflexions théoriques sur l'art.

Cependant, ces artistes ont toujours refusé qu'on les assimile à des critiques ou à des écrivains que ce soit à cause de la plasticisation de leurs idées, de l'agencement de leur texte, des emprunts littéraires à des auteurs classiques ou en raison de leur vision restrictive et conventionnelle de la poésie.


l'art contextuel

Dès les années 70, on assiste au contraire à un engagement de l'oeuvre d'art et à une attention accrue au contexte dans lequel elle se montre. La génération post-pop des artistes se préoccupe de l'accroissement des maux socio-politiques : l'écologie, l'anti-racisme ou le féminisme, et va investir l'espace public (affiches, performances, vidéos, etc.).

L'artiste et théoricien Ian Burn va caractériser par cinq traits cet aspect transitoiretransitional») de l'art conceptuel, autrement dit le fait qu'il soit très tôt sorti de la stricte sphère artistique : (i) réaction contre le système marchand; (ii) utilisation de formes plus démocratiques de communication; (iii) attention portée aux relations humaines, notamment (iv) aux méthodes de travail organisées collectivement; (v) éducation à une démystification de l'art et à l'importance de son rôle social.

D'un point de vue plus philosophique, à la lecture des penseurs néo-structuralistes, qui venaient d'être traduits en anglais, et du fameux livre de Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, les artistes contextuels prirent conscience des déterminations socio-politiques qui conditionneraient notre manière de représenter le monde. Ainsi, selon eux, l'art ne devait plus être divisé en espèces naturelles, à savoir en objet d'art et non-objet d'art donnés a priori. C'est notre langage et, plus généralement, nos schèmes conceptuels qui détermineraient nos classifications. L’art se devait alors d'occuper le terrain de la vie, par une mise en valeur de la réalité brute des choses produites dans l'instant et en contextes.

Mais qu’est-ce que le contexte? C'est l'ensemble des circonstances dans lesquelles s'insère un fait. Avec le mouvement concret, nombre de paramètres «matériques» qui étaient jusqu'alors transparents, comme la forme ou la couleur d'une typographie, sont devenus signifiants. Exposer, disposer, disperser des mots dans la ville nous confronte aux conditions matérielles de la vie et nous insère a fortiori dans un plus grand nombre de contextes encore : contextes politique, économique, éthique, spatial, temporel, communicationnel, psychologique, etc.


mes critiques

Le problème de ces occupations textuelles de l'espace public, c'est, me semble-t-il, que l'écriture est une technique que les artistes ne maîtrisent pas nécessairement. Mais y a-t-il véritablement des compétences spécifiques nécessaires à l’écriture de la poésie aujourd'hui, autrement dit de la poésie qui tienne compte de l'époque dans laquelle elle s'écrit, poésie-pas-poésie[iii], par opposition à ses formes historiques et traditionnelles?

Bruce Nauman affirme que pour être artiste (conceptuel), on n'a plus besoin d'un savoir-faire ou d'une habileté quelconque. Quant à Philippe Castellin, de façon symétrique, il pense que la poésie est dénuée de toute forme spécifique. Selon lui, la distinction art/poésie ne ferait sens qu'institutionnellement puisque les mêmes objets ou oeuvres seront catalogués tantôt comme de la poésie concrète ou visuelle (les définitions d'E. Miccini), tantôt comme de l'art conceptuel (celles de J. Kosuth), selon leur origine et les conditions de leur réception. De surcroît, ces travaux se caractériseraient en conséquence de façon totalement antinomique, comme matérialisation de la poésie, ou, au contraire, comme dématérialisation de l'objet d'art.

Cela dit, je ne crois pas qu'on puisse identifier la posture des artistes (conceptuels) à celle des poètes (concrets). Je pense plutôt qu'il y a des caractéristiques propres aux pratiques contemporaines d'écriture : par exemple, des capacités de référence à l'histoire de la littérature, de compilation, de création et de montage de matériaux hétérogènes.

Ainsi, pour aborder la poésie hors du livre, dans la rue, il faut non seulement être attentif aux paramètres matériques dont nous avons parlé, veiller à l'isomorphisme fond-forme et à la densité sémiologique du texte court, c'est la leçon des concrets, mais également tenir compte des nombreux éléments propres au contexte qui informent le poème «exporté» : le lieu, le moment ne sont pas neutres, ils ont une incidence sur la nature du texte; les formes communicationnelles préexistantes, les codes et modèles ambiants, la contextualisation de l'écriture hors du livre exercent des contraintes sur la longueur et la complexité du texte.

Les poètes sont confrontés à ces différentes questions, que ce soit par formation, plus ou moins académique, ou à l'épreuve de leurs pratiques de lecture et d'écriture, à l'aune de leurs pairs et au regard de leur (petit) public. Ce sont ces connaissances encyclopédiques, ces techniques et la capacité de réactions linguistiques appropriées à ces contraintes que les artistes conceptuels, me semble-t-il, ne maîtrisent pas, voire ignorent[iv].

Autrement dit, et c'est là ma première critique, en dématérialisant l'art par le langage, les artistes conceptuels ont négligé le fait que le langage lui-même était une matière distincte. Lorsque L. Weiner déclare : «je me rendis compte que je voulais passer le reste de mon existence à réfléchir sur l'idée des matériaux en général plutôt que sur l'idée d'un matériau spécifique», il oublie de préciser que la langue n'est pas qu'un moyen pour une fin, l'idée, mais qu'elle s'est aussi constituée en un domaine artistique particulier.

La seconde critique que l'on peut faire à cet usage du langage émane du courant conceptuel lui-même. En 1971, John Baldessari cessa tout travail sur les mots. Plus tard, il s’en expliqua ainsi : «Dites-moi si je me trompe, mais à mon sens, tous les artistes qui ont un jour utilisé le langage ont dû recourir de plus en plus au visuel pour dire la même chose, au point de ne plus faire que du spectacle visuel au détriment du sens. Ils étaient condamnés à faire monter les enjeux. Voilà pourquoi j'ai arrêté d'utiliser les mots […]».

Non seulement, il n'y aurait pas d'attention suffisante au langage, mais la démesure visuelle et la prolifération technologique des oeuvres conceptuelles en gommeraient tout contenu.

Enfin, ma dernière remarque critique visera simplement à relever que les contingences socio-politiques dans lesquelles les artistes engagés dans l'art contextuel inscrivirent leur pratique ne sont pas nécessairement le gage d'un travail de qualité. Il s'agit souvent de déclarations d'intention, de velléités provocatrices, d'actions faites dans l'urgence et dont les propriétés formelles ou procédurales passent après l'impact social et politique. De plus, on a parfois le sentiment à la lecture de revues de résistance culturelle comme Adbusters, par exemple, de lire/voir de la publicité anti-publicité, de consommer une mode parmi d'autres, avec les mêmes techniques de transformation de l'image (graphisme), de soucis du look, d'appel au spectaculaire.


Fiumalbo

Les poètes, je l’ai dit, sont rarement intervenus hors du livre. Pourtant, la première intervention poétique collective en milieu urbain eut lieu en 1967 déjà, entre le 8 et le 18 août, à Fiumalbo, en Italie. Cette année-là, Mario Molinari, le maire de gauche de ce village situé près de Florence, associé au peintre Claudio Parmiggiani, invita des poètes et des artistes à investir les rues et les espaces publics de la localité.

144 participants de 11 pays furent conviés dont plus de la moitié se déplacèrent. Les autres envoyèrent des travaux.

Il y avait notamment le futuriste Carlo Belloli, le dadaïste Raoul Hausmann, Henri Chopin, Mauricio Nanucci, Bruno Munari, Eugenio Miccini, Adriano Spatola, Arrigo LoraTotino, Julien Blaine, Jean-François Bory, Pierre et Ilse Garnier, Ben Vautier, les concrets Japonais, Ernst Jandl, Franz Mon, Dick Higgins, George Maciunas, George Brecht, Jiri Kolar, etc.

Ils écrivirent sur les murs, sur les routes, sur des affiches et des tracts, sur des habits, sur des pancartes, sur les arbres, ils diffusèrent également des bandes sonores du balcon de la mairie et projetèrent des films.

L'idée des organisateurs était d'offrir un lieu de rencontre et d'échange aux artistes et poètes d'horizons divers, de leur donner à interpréter un village en le considérant comme un espace dont ils auraient à jouir librement, les sortant du livre et des galeries, afin de les mettre en contact avec un public non habitué à l'art, c'est-à-dire qui ne soit pas «imprégné de pseudo culture petite-bourgeoise».

Dans le catalogue consacré à cette manifestation, les poètes insistent beaucoup sur son caractère utopique. Ainsi, J. Blaine écrira «Fiumalbo, c'est Potemkine», il «permet l'organisation d'un monde parallèle qui deviendra le monde premier». Ils décriront notamment la ville comme une phrase, un objet ou le lieu de projection concrète de la vie — soulignant les qualités spatiales de cette rencontre.

Voilà les faits. Qu'en tirer pour notre propos? Tout d'abord, j'aimerais m'arrêter à cette date charnière de 1967. En effet, on peut dire qu'elle coïncide avec la fin d'une première phase (classique) d'expérimentation concrète, puisque cette année-là paraît la fameuse anthologie de Emmett Williams "of Concrete Poetry", tirée à 17'000 exemplaires.

C'est également en juin 1967, à la galerie Dwan de New York, que se tient une exposition qui marque pour certains l'apparition de l'art conceptuel. Enfin, le même été, Sol Le Witt écrit son fameux article dans lequel il en donne une première définition.

L'expérience de Fiumalbo peut donc être considérée comme une porte possible, brièvement entrouverte, entre la poésie concrète et l'art conceptuel, sur ce qui aurait pu être une écriture dans l'espace public.

Mais quel est l'intérêt actuel d'une telle manifestation? Son organisateur d'alors ne déclara-t-il pas en 1984 déjà, interrogé par Sarenco, que cette expérience ne serait plus possible, «le temps historique et l'attitude des nouveaux jeunes sont différents».

En effet, pour dire les choses très rapidement, nous ne sommes pas aujourd'hui dans une époque d'utopie et de «grands récits». Selon moi, la révolution de 68, son échec partiel, la désillusion postmoderne et la mondialisation capitaliste généralisée ne laissent que peu d'espoir à une transformation radicale et collective de la société, et ce malgré l'apparition de mouvements altermondialistes internationaux.

Plus précisément, dans le champ artistique et littéraire, qui ne jouit pas de l'autonomie qu'on lui prête habituellement, je pense qu'on ne peut plus s'imposer comme avant-garde tant les voies d'expérimentation radicale et collective semblent s'être épuisées, tant la posture d'avant-garde, dans ce qu'elle a eu de militaire, de dogmatique et d'exclusif nous paraît peu acceptable comme solution de révolte. Et même s'il est aujourd'hui probablement plus facile d'accéder aux institutions qu'auparavant, il est illusoire d'imaginer inscrire la poésie dans la rue de manière systématique et organisée. C'est un euphémisme de dire qu'elle ne constitue pas une priorité des politiques publiques de la ville et des États, et rien ne semble indiquer qu'il en sera autrement dans un avenir plus ou moins proche.

Cela dit, bien que tout art ou poésie soit vraisemblablement incapable de révolutionner un quelconque état de choses, contrairement à la foi autoproclamée des avant-gardes, il peut cependant amorcer une pratique éthique de reconquête de l'espace public et de ses modalités — de la façon de financer un projet, de travailler avec les autres ou de concevoir son rapport au public. Il y a des manières marginales de résister (les réseaux de poésie), des façons sauvages de combattre, par l'humour, le détournement ou le sprayage. La poésie élargie donne ainsi une forme concrète et partielle à l'utopie, réalisant une allotopie, selon le mot de Roberto Martinez — à savoir un «autre lieu» remettant «en cause les lieux politiques habituels de l'Art».

C'est pourquoi j'aimerais que l'on considère Fiumalbo comme le paradigme, certainement idéalisé, de ce qu'aurait pu être le monde et la poésie dans celui-ci.


mes propositions

Un certain nombre de poètes et de théoriciens critiquent la poésie élargie dans la mesure où les contraintes contextuelles dictant les modalités de son apparition publique l'assimileraient à de la publicité.

Il est vrai que la poésie élargie pour réussir sa sortie du livre doit adopter les normes communicationnelles en vigueur — ces similitudes formelles semblant militer pour une identification des deux pratiques. Mais ce serait oublier que les buts de l'une et de l'autre sont diamétralement opposés, l'emploi des mêmes moyens et l'utilisation des mêmes lieux d'exposition tenant plus à l'état d'esprit d'une époque, qu'aux objectifs de chacune des pratiques. Dans un cas, il s'agit clairement de faire vendre des produits, alors que dans l'autre, on propose un texte à la perception/réflexion. En outre, si la forme elliptique de la publicité a des raisons financières et conatives, il n'en va pas de même pour la poésie concrète, visuelle et élargie — des caractéristiques d'une apparente simplicité offrant souvent de multiples niveaux de sens.

Mais alors si la poésie élargie subvertit la pratique commerciale habituelle sous le mode du «virus», y a-t-il une distinction entre une affiche militante et une intervention de poésie-rue, par exemple?

Oui. Dans un cas, on passe à l’acte en vue d’une transformation de la société ou d’une partie d’entre elle, alors que dans l’autre, on passe à l’acte pour (soi-même et) un public, en vue d'un effet symbolique — la performance s'inscrivant dans l'art, la littérature et leur histoire. Si la société ne s'est pas transformée à la suite d'une action militante, celle-ci a échoué, alors qu'une performance engagée peut être réussie, même si la société n'est pas changée par son action.

Un cas-limite serait, par exemple, celui d'A. Arias-Misson qui installa de grandes lettres mobiles composant le mot ARMA face au parlement franquiste, puis réorganisa le message à l'arrivée de la police en AMAR. Je dirais que pour déterminer si cette action est un acte militant utilisant le langage ou une performance, il faut au moins examiner son contexte. Le faire au sein d'une manifestation anti-franquiste, ce n'est pas la même chose que de le faire seul ou avec quelques amis en vue d'une… performance engagée.

On a donc l'impression, dans une posture typiquement postduchampienne, que seuls les buts distingueraient la poésie élargie de la publicité ou de l'action militante, qu'il n'y aurait plus de différence de contenu entre ces types d'oeuvres ou de pratiques. C'est parce que X est artiste ou poète que son intervention dans la rue sera considérée comme artistique ou poétique. Je propose à contrario de réintroduire une composante formelle (ou stylistique) dans notre approche pratique de la poésie-rue. Autrement dit, en utilisant des compétences spécifiques d'écriture, notamment l'héritage des concrets, dans des contextes tout aussi singuliers, il est possible de trouver un équilibre entre la transposition du livre, de la syntaxe phrastique dans la rue et la simple déclinaison artistique du slogan publicitaire. Entre l'avant-gardisme velléitaire et le conservatisme littéraire, entre la force visuelle ou plastique et le sens, il y a, selon moi, un espace plus juste qu'une hétérogénéité et une multilocalisation des pratiques poétiques pourraient explorer afin de formuler de véritables propositions dans la rue.

En mars 2003, j'ai exposé 150 affiches en sérigraphie de grand format (89.5 cm x 128 cm) pendant deux semaines dans les rues de Genève sur des panneaux habituellement dévolus à la publicité.

Ma proposition partait du constat suivant : les villes baratinent, couvertes qu'elles sont de textes publicitaires, d'incitations à la consommation, préconisant ainsi un seul mode d'être et d'échange entre les gens. Mon idée était alors de proposer une alternative à cette prolifération maladive, dans une intervention artistique plurielle, limitée dans l'espace et dans le temps — alternative à laquelle la population pouvait s'associer.

Plus concrètement, j'ai montré 18 modèles d'affiches portant tout ou partie du texte polysémique suivant (en noir, blanc, gris et 4 couleurs) :

LA POESIE RUE
POESIE
LA RUE
RUE LA POESIE
LA RUE POESIE
POESIE
RUE LA
RUE POESIE LA

Je les ai conçues comme de petites structures-machines, travaillant à plusieurs niveaux et oeuvrant dans différentes directions :

Texte en rime, d'un ordre alphabétique (l, p, r), lisible en acrostiche, tout à la fois allusion autoréférentielle à la rue et à la poésie qui s'y fait (la poésie est dans la rue; elle commence et finit «la»), affirmation de la poéticité potentielle de la ville (la rue est poésie), invitation au passant à occuper cet espace pour y écrire sa propre poésie (là, poésie-rue), voire à y détourner la mienne (la poésie ruSe; la poésie Bue / Due / Eue / Hue / Lue / Mue / Nue / Pue / Que / Sue / Tue / Vue; etc.), et réitération d'une certaine révolte propre à la poésie, notamment contre la publicité qu'elle aura provisoirement et partiellement remplacée (la poésie, comme l'âne et le cheval, rue).

Cela dit, il reste, au-delà de toute réalisation ponctuelle plus ou moins réussie, que la poésie élargie doit encore trouver une véritable expression à la fois visuelle (concrets), plastique (conceptuels), en situation, critique (contextuels), et plus ou moins organisée à l'échelle d'une communauté (Fiumalbo).


Lorenzo Menoud


Cet article reprend en partie le texte d'une conférence donnée le 29 novembre 2003 à Genève dans le cadre du colloque "Textes en performance" organisé par le Centre de Recherche sur les Nouveaux Espaces Textuels (CeRNET). Je tiens donc à remercier le CeRNET de m'avoir permis d'en publier ici une version.
Depuis, les actes du colloque ont été publiés dans
Textes en performance, MétisPresses, 2006.


[i] Cela dit, je ne préjuge d’aucune autre reconstruction ni ne conteste le fait, indéniable, que les formes antérieures ont non seulement coexisté avec les nouvelles, mais sont demeurées majoritaires.

[ii] Le groupe comprenait les frères Augusto et Haroldo de Campos ainsi que Décio Pignatari.

[iii] Par poésie-pas-poésie, j'entends une poésie désaffublée du lyrisme qui lui est habituellement associé et libérée des formes traditionnelles du vers — ajoutant ou substituant aux qualités formelles des dispositifs contextuels.

[iv] La réciproque est également vraie, comme me l'a fait remarquer P. Castellin lors d'une discussion à Stefanaccia cet été. De nombreux poètes ont commencé à exposer dans des galeries alors que certains artistes les avaient sciemment abandonnées. Si pour les premiers sortir du livre était révolutionnaire, pour les seconds, l'espace de la galerie et le milieu artistique étaient devenus insupportables.